Par OLIVIER FABIANI | DIRECTEUR GENERAL d'ASSOCIATION

Un « pognon de dingue« , voilà comment est qualifié le coût de la cohésion sociale en France par le chef de l’Etat. Depuis nombre d’années, nous constatons, impuissants, la dichotomie de plus en plus criante entre les montants financiers mobilisés (500 milliards d’euros en 2019 soit 25% du PIB) et l’efficacité [1] des mesures sociales.

L’accès au droit est questionné et le discours lancinant selon lequel il y aurait de plus en plus de fraudes aux aides sociales vient nourrir un sentiment de défiance et de remise en cause des politiques sociales. D’aucun voudrait les voir supprimées ou réservées à une certaine partie de la population lorsque d’autres réclament toujours plus sans pour autant en faire un vrai projet politique.

Nous verrons dans un premier temps en quoi les aides sociales font sens afin de faire société et que, au-delà de l’amélioration des conditions personnelles des bénéficiaires, elles sont d’une grande rentabilité pour garantir la citoyenneté et la fraternité telle que marquée sur le fronton de nos mairies. Enfin, nous verrons de quelle manière un changement de paradigme pourrait optimiser l’accès aux droits et une meilleure allocation des ressources.

Les aides sociales, un ciment pour faire société

AU XIX° siècle, dans son rapport à l’Assemblée Nationale, Victor Hugo disait : « Messieurs, je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu, qui est la ruine de la société (…). Je vous dénonce la misère, cette longue agonie du pauvre qui se termine par la mort du riche. Législateurs, la misère est la plus implacable ennemie des lois ! Poursuivez-la, frappez-la, détruisez-la ! »
Cette phrase à elle seule résume le propos. L’aide sociale qui aujourd’hui est composée d’une kyrielle d’éléments éparses, répond aux besoins des personnes mais se posent aussi en garant d’une société forte et unie. Oublier cela et la réformer dans une vision purement pécuniaire, telle que jusqu’ici cela a été fait, conduit progressivement mais sûrement à l’incompréhension et à la fracture sociale. A l’extrême, cela conduit à des propos tels que ceux de Javier Milei président de l’Argentine, qui veut « couper les aides sociales à la tronçonneuse ».

Mais les aides sociales ne sont pas une option pour faire société et promouvoir l’exigence citoyenne. Différentes études témoignent des risques induits par une absence de ressources ou de préoccupation politique concernant la santé, les situations des personnes défavorisées, les actes de délinquances…
Ainsi, pour n’en citer que quelques-unes :

  • En 2017, 1,6 million de personnes ont renoncé à des soins médicaux[2] sachant que les personnes pauvres ont trois fois plus de risques de renoncer à des soins que les autres.
  • Le Perry Preschool Program aux Etats-Unis, a permis de démontrer qu’un dollar investi en rapporte 8,6 dans le cadre de programmes d’accompagnement précoces, notamment concernant les risques de meurtres.
  • Concernant les coûts des aides sociales liées aux modes de garde, Givord et Marbot, (2015) montrent que la mise en place de la PAJE en France a eu un impact positif significatif sur le recours à des modes de garde payants et se traduit par un effet positif sur l’emploi des femmes.
  • Fack et Grenet (2015) démontrent qu’un euro dépensé pour amener un étudiant boursier sur critères sociaux au master rapporte sur l’ensemble d’une carrière 4,25 euros.

Ces différentes contributions témoignent non seulement de la nécessaire prise en compte de la solidarité dans les politiques publiques, mais aussi de la rentabilité que certaines dépenses induisent soit pour la société dans son ensemble, soit pour chaque individu concerné.
Au-delà, il est à noter l’importance, trop peu mise en exergue, des coûts évités. On notera par exemple dans la conclusion du rapport IGAS-IGF de 2019 sur les ESAT : « Sans les ESAT, la grande majorité des personnes en situation de handicap qui y sont aujourd’hui accueillies seraient exposées au risque d’inactivité forcée ou de sous-emploi », avec tous les effets néfastes que peut générer l’oisiveté.

Les aides sociales doivent-elles être rentables ?

Face aux dérives néolibérales et autres injonctions d’économies, devons-nous baisser pavillon et inaugurer la seule notion de rentabilité dès lors que nous évoquons les aides sociales ? Pour répondre à cette question, encore faut-il définir ce que nous entendons par rentabilité. Si rentable signifie exclusivement « financièrement profitable » alors nous ne pouvons cautionner cette vision des aides sociales.
En revanche, si la notion de rentabilité se mesure à l’aune de l’amélioration des conditions d’existence, d’un mieux être social et du mieux vivre ensemble, alors oui, c’est de la pérennité de notre modèle républicain qu’il est question et chacun devrait se réjouir du « coût » de l’aide sociale en France.

Comment ne pas se préoccuper des personnes les plus fragiles, comment ne pas soutenir toute initiative favorisant la promotion sociale et la prise en compte des personnes en situation de handicap ou, plus largement, en situation de vulnérabilité. Nous sommes tous vulnérables, que ce soit face à la maladie, aux épidémies, aux accidents de la vie… et il n’est pas d’autre option que de soutenir les politiques de solidarité et par extensions les aides sociales et leurs effets attendus. Pour autant, ne soyons pas naïfs, le modèle actuel est à bout de souffle et doit pouvoir changer de paradigme pour améliorer son efficacité.

Accès au droit et empilement de mesures

A chaque gouvernement sa réforme et ses mesurettes parfois pertinentes mais maladroites, souvent populistes voire contraires même à la pérennité de notre modèle républicain. Une petite crise et voilà que l’on propose sa mesurette :

  • Petite prime inflation en 2021… qui avec les doublons a généré 170 millions de trop versés.
  • Le carburant est cher, on crée un chèque carburant… mobilisé par 4 millions de Français sur les 10 éligibles.
  • L’inflation sur les denrées alimentaires s’embrase, un petit chèque alimentation, un petit soutien de 10 millions au resto du cœur et hop !
  • Je veux faire des économies, alors je conditionne le versement des allocations familiales aux revenus du ménage, créant de fait un sentiment d’injustice entre celui qui contribue et celui qui bénéficie des aides.

Nous pourrions dresser un inventaire à la Prévert de ces incohérences qui partent parfois d’une bonne intention mais peuvent créer un sentiment d’injustice sociale qui vient rompre le pacte républicain sur lequel s’est construite la société française depuis 1947.

Pourtant, constat est fait que nombre de nos concitoyens passent entre les mailles du filet et n’accèdent pas à l’effectivité de leurs droits. A cela, plusieurs raisons :

  • La première est le défaut d’information. Comment savoir si j’ai droit à telle ou telle aide dès lors que la liste des aides et des organismes auxquels je peux m’adresser est plus longue qu’un jour sans pain.
  • La deuxième, la complexité du système. Un dossier pour l’obtention d’une allocation logement, un revenu de solidarité active ou que sais-je encore nécessite à chaque fois d’engager une démarche spécifique avec la liste des documents à fournir, des justificatifs de toute sorte.
  • La fiabilité du système est aussi questionnée et il n’est pas rare de rencontrer des personnes qui vous disent « je ne fais pas la demande, c’est trop compliqué. » Cela n’empêche pas la même personne de vous dire sa difficulté à finir ses mois et faire état de la dégradation de ses repas au fil des 30 derniers jours !

Nombre d’enquêtes ont démontré la faible efficacité du système quant à la juste allocation des ressources. Les plus démunis sont souvent ceux qui connaissent le moins les aides mobilisables [3] et le non-recours aux prestations sociales est fréquent. Si l’on considère le RSA (revenu de solidarité active), 750 millions d’euros n’ont pas été versés en 2018, les bénéficiaires potentiels n’ayant pas fait de demande. De même un rapport de la DREES de novembre 2023 [4] précise que « tous les bénéficiaires de la PCH âgés de moins de 20 ans devraient percevoir cette prestation. Or, ce n’est le cas que de seulement 62 % d’entre eux » ; et ne parlons pas du fait que le numérique nécessite une flexibilité que tout le monde ne possède pas… malgré le déploiement des maisons France service.

Coût des politiques sociales

Paradoxalement, la France est le pays qui mobilise le plus de ressources pour ses politiques sociales. Chaque année le pays est épinglé pour ses déficits chroniques, son taux de prélèvements obligatoires (47% en 2021 contre 41,7% en moyenne dans l’Union Européenne).

Par ailleurs, en 2019, après redistribution, le taux de pauvreté en France était de 14,6% [5] de la population, mais avant redistribution, le taux de pauvreté en France est supérieur à celui des Etats Unis (22,2% en 2019 en France vs 15,1% en 2021 aux Etats-Unis[6]) et l’écart de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres est de 1 à 18 pour passer de 1 à 3 après redistribution (INSEE 2019). Ainsi, malgré une très forte redistribution, constat est fait que le taux de pauvreté en France est proche de celui des Etats-Unis, peu reconnus pour leurs politiques sociales !

Optimisation et efficacité renforcée

Les solutions proposées sont souvent les mêmes et ne font que créer clivages et incompréhensions :

  • Taxer les riches ou jouer la politique du ruissellement,
  • Rétablir l’ISF,
  • Lutter contre la fraude fiscale à laquelle d’autres répondent par la lutte contre la fraude sociale,

Ces mesures sont légion et ont démontré leurs limites. Elles renvoient à des visions idéologiques opposées et chacun y va de ses arguments et contre-arguments.
Il est temps de prendre les mesures pour une réforme systémique globale. En effet, ces différents constats ne peuvent pas rester lettre morte et une (r)évolution du système est incontournable.

Bien entendu toute réforme aussi profonde que celle que nous allons évoquer doit être étudiée plus profondément et doit mesurer les effets de bord qui seront logiquement induits. Pour autant, la technologie actuelle nous permet de revoir complétement notre logiciel des politiques sociales grâce au service probablement le plus performant de la puissance publique : le service des impôts.

Aussi, je préconise la suppression de l’ensemble des aides sociales pour les transformer en crédit d’impôt. Inverser le système et transformer des aides en crédit d’impôt doit permettre l’universalité des mesures. En effet, trop souvent, les mesures sociales sont confrontées à un effet Matthieu qui veut que les services bénéficient surtout aux populations déjà dotées.

Le prélèvement à la source et le versement mensuel des aides à l’emploi de salariés à domicile démontrent la capacité du système à répondre présent. Chaque personne en France bénéficie d’un statut fiscal et il suffirait de compléter les données fiscales pour rendre la gestion des aides sociales plus performante. L’intelligence artificielle peut ici devenir notre meilleure alliée pour automatiser les déclenchements de droits en fonction de la situation de chacun. A ceux qui penseraient que ceci n’est pas possible, le rapport de la DREES de novembre 2023 précise qu’en 2016, « 84 % des bénéficiaires de la PCH ont été retrouvés dans les fichiers fiscaux et leurs données enrichies (…) 65 % des bénéficiaires de la PCH (…) ont été retrouvés (…) La plupart des prestations sociales étant celles du ménage (prestations familiales, prestations logement, RSA et prime d’activité) … »

D’un point de vue opérationnel, chaque personne à partir de 16 ans se verrait créer automatiquement un compte bancaire attaché à son numéro fiscal et son statut évoluerait au cours de sa vie. Plus besoin de faire un dossier de demandes d’allocations familiales, les services des impôts connaissent la composition familiale et le crédit d’impôt agit, plus besoin de faire un dossier de demande d’aide au logement, les services fiscaux connaissent votre adresse et vos revenus et le crédit d’impôt agit, plus besoin de faire une demande de chèque carburant, les services fiscaux connaissent votre adresse, votre lieu de travail et vos revenus… le crédit d’impôt agit…

L’interopérabilité entre les systèmes d’information doit permettre la connaissance en temps réel de la situation de chacun. J’ai une reconnaissance de statut de Personne en Situation de Handicap, l’information remonte aux services fiscaux et l’AAH se transforme en crédit d’impôt.
La suppression de services multiples tels que la CAF, les services d’aides sociales des départements, de la CPAM, de la MSA et toutes les mesures sociales transitant par la MDPH (AAH…) permettrait d’optimiser la juste allocation des ressources par une simplification du traitement des dossiers et l’unicité d’un versement mensuel.

Pour ceux qui objecteraient que tous les citoyens ne payent pas d’impôt, rappelons ici qu’un crédit d’impôt est un remboursement que l’Etat verse à tout contribuable bénéficiaire… même s’il ne paie pas d’impôt. Le principe même du crédit d’impôt est donc la garantie de l’universalité des aides et de l’effectivité des droits et de services pour tout citoyen et notamment pour les personnes les plus vulnérables. En effet, en fonction d’un barème de niveau de revenus, de la composition familiale, des conditions de logement, de la situation sociale ou personnelle de chacun, le crédit d’impôt serait activé.
Resterait à gérer la situation des personnes sans domicile, et des personnes étrangères en situation irrégulière concernant par exemple l’Aide Médicale de l’Etat en créant un statut universel afin qu’elles ne soient pas les grandes oubliées de cette réforme.

Impossible, trop complexe à mettre en œuvre, risques de mouvements sociaux et de grèves… et si pour une fois le courage politique n’était pas au service d’une idéologie comme pour la réforme des retraites, mais au service d’une réelle efficacité sociale. Nous ne manquons pas de « talents » qui nous promettent chaque jour un échec cuisant dès qu’il s’agit de remettre en cause les habitudes et les certitudes. L’impossible est le refuge des poltrons, disait Napoléon Bonaparte.

Quelle méthode ?

Avant tout, il s’agit de dresser un inventaire exhaustif de l’ensemble des aides sociales existantes qu’il s’agisse de celles relevant de l’Etat, mais aussi des collectivités. Ce travail de titan peut être une objection que les pouvoirs publics pourraient opposer compte-tenu de la complexité de l’opération… c’est pourtant ce à quoi est confrontée toute personne concernée par ces aides. Il sera alors nécessaire de transposer ou redéfinir les critères et seuils de déclenchement ainsi que les données complémentaires à intégrer au fichier déjà très fourni des services fiscaux. Gageons que la majorité des données sont déjà présentes.

Par la suite, une loi systémique doit pouvoir poser le cadre de la transition et redéfinir l’ensemble des droits et aides afin de les intégrer dans le dispositif fiscal des crédits d’impôts. Une phase de test serait nécessaire et pourrait être mise en place avec des collectivités volontaires, idéalement au niveau des départements. Restera alors à mettre en œuvre le déploiement au niveau national.
Une autre objection sera celle des ressources humaines. En effet, que deviendra cette armée mexicaine d’administratifs qui s’épuise sous les dossiers en tout genre ? Ce sera l’occasion de renforcer les divisions de professionnels au contact et en charge de l’accompagnement des personnes. A l’heure où une grande majorité de métiers sont en tension, n’est-ce pas l’occasion de réallouer les ressources aux bons endroits ?

Du courage politique ! Voilà le seul ingrédient indispensable pour garantir l’universalité des aides, l’accès aux droits de tous les citoyens et toutes les personnes en situation de vulnérabilité. Oui, cette réforme nécessite un travail préparatoire important afin d’éviter les dysfonctionnements. Oui, cette réforme nécessite un accompagnement de l’ensemble des professionnels dans l’évolution de leurs missions. Oui, cette réforme nécessite de renverser la table… Mais si, pour une fois, une réforme pouvait permettre une optimisation des ressources sans pénaliser les bénéficiaires, alors faisons-la !

La France, pays des lumières, se doit de réenchanter les Français, leur montrer que dépenses sociales ne rime pas avec coûts et gabegie, mais bien avec justice sociale et valeurs républicaines. Une société plus juste, dans laquelle chacun accède à ses droits est une société ouverte qui permet à chacun de devenir citoyen à part entière.

 


[1] A ce titre, comment se fait-il que les mesures sociales ne soient pas mieux évaluées ?

[2] Enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie (SRCV) de l’Insee

[3] Déjà en 2017, le ministre de la Justice signait une charte nationale afin de développer l’accès au droit… peu de changements depuis malgré les différents dispositifs mis en place

[4] Appariement des RI-PCH avec les revenus fiscaux et sociaux – Novembre 2023

[5] DREES 2022 avec un seuil à 60%

[6] Notons qu’il est extrêmement difficile de comparer les données entre pays, voire au sein d’un même pays en fonction des critères choisis

OLIVIER FABIANI | DIRECTEUR GENERAL d'ASSOCIATION

Le 22 janvier 2024