Par CHRISTIAN QUEYROUX | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE |DIRECTEUR D'HÔPITAL HONORAIRE | ANCIEN SECRETAIRE GENERAL DE L''EHESP

Jadis, lors d’un séjour dans un centre de vacances géré par une organisation syndicale de l’entreprise qui employait mon père, j’ai assisté adolescent à une scène qui m’a suffisamment marqué pour que je m’en souvienne en détail 60 années plus tard.

Lors d’un petit déjeuner à une grande table collective, le hasard des arrivées successives a fait « cohabiter », outre ma famille, une intellectuelle d’origine slave venue communier avec le prolétariat et un couple d’ouvriers quinquagénaires.

Arrive alors le responsable du centre qui, avant de descendre au bourg, demandait si certains avaient besoin de quelque chose.

L’épouse du « prolétaire » demanda que lui soit acheté « France Dimanche », un journal qui se nourrissait de rumeurs croustillantes sur les personnes que l’on n’appelait pas encore les « people ».

Entendant cela l’intellectuelle prosélyte s’insurgeât et leur expliqua que ces journaux, si tant est qu’ils méritassent ce nom, étaient destinés à détourner le peuple des vrais problèmes.

Agacé par cette intervention le couple abrégeât son petit déjeuner et quitta le réfectoire.

L’intellectuelle se tournant alors vers mes parents eu cette phrase définitive : « Ces gens il faudrait les obliger à se cultiver… »

Cette anecdote m’avait marqué notamment en raison du commentaire que fit mon père après le départ de l’intellectuelle.

Il nous prit à témoin des dangers que faisait courir la certitude d’avoir raison, à ceux qu’elle habitait et plus encore à ceux qui croisaient le chemin des premiers.

Aujourd’hui devant l’état du Monde cette scène m’est revenue en mémoire car, ce qui semble de plus en plus caractériser la société dans laquelle nous vivons, c’est bien la montée de l’intolérance.

Béatrice Fracchiolla Professeur à l’UFR Sciences humaines et sociales-Metz, Université de Lorraine dans un article sur l’intolérance paru aux Editions ENS indique notamment que :
« De fait, la question de la tolérance est liée à celle de l’éducation, du savoir, de la connaissance d’autrui et de ce qui fait globalement son altérité : d’un point de vue cognitif, connaître permet de comprendre, et comprendre (au sens d’entendre), d’accepter, en vertu d’une certaine forme d’acculturation. Ainsi, l’intolérance, qui s’articule à la croyance, fonctionne de conserve avec l’incompréhension, la méconnaissance, l’ignorance, le rejet, mais aussi avec les stéréotypes et la discrimination, dont elle peut constituer les prémices, en particulier dans la construction des discours de haine… »
« … À l’échelle de l’humanité, la plupart des intolérances ont été productrices d’oppositions et de tensions, d’affrontements sans autre issue que les guerres et parfois des violences génocidaires, qui sont l’illustration extrême de l’intolérance dans la mesure où la solution consiste à supprimer tous les êtres que certains ne peuvent pas « tolérer » ».

Dans la synthèse de sa contribution au dossier intitulé « Discours de haine et de radicalisation », elle ajoute :
« La notion d’intolérance se fonde d’abord sur une affirmation péremptoire, sur l’énonciation d’un argument d’autorité. Les sources de cet acte d’énonciation peuvent être, à l’échelle individuelle, tout aussi variées que multiples (ignorance, paresse cognitive, relationnelle, misanthropie, traumatisme, etc.). La problématisation de la notion à l’échelle collective permet de voir comment elle s’articule, selon une certaine systématicité, à d’autres notions telles que le stéréotype (le mythe du violeur afro-américain) et la discrimination (les musulman/es dans leur ensemble, à la suite des attaques terroristes du 11 septembre). Cette stratégie englobante participe à la construction et au déploiement d’un discours de haine qui vise une certaine catégorie de personnes, qui sont considérées dans leur ensemble de manière abusive. Cela advient en particulier dès lors que les ressorts de l’émotion collective négative entrent en jeu, en particulier lorsque celle-ci est dirigée contre un groupe ou une figure considérée par essence comme « intolérable ».

La peur de « l’Autre », la difficulté à admettre les différences, le repli communautaire étayé le plus souvent par l’ignorance conduisent souvent à construire des discours simplificateurs qui permettent à ceux qui les tiennent de se sentir du « bon côté ». Ces discours lorsqu’ils se nourrissent d’inquiétude concrète sont déjà difficiles à accepter mais quand ceux qui les tiennent sont des membres de l’«establishment» économique ou politique qui en usent pour des stratégies personnelles d’accès ou de maintien au pouvoir, on ne peut qu’être soi-même révolté par cette course à l’abîme.

Face à cette situation que peuvent faire ceux d’entre nous qui prônent la Fraternité, troisième valeur de notre République ?

Si l’on revient aux causes de l’intolérance, l’ignorance vient en bonne place et laisse le champ libre à la manipulation. Ces jours-ci la «Trumpisation» du monde politique va bon train et l’on retrouve dans la bouche de certains leaders des termes de condamnation du Conseil Constitutionnel qui laissent interdit et qui les déshonorent.

Alors oui, il faut lutter contre l’ignorance et l’exclusion en donnant à l’Education nationale les moyens quantitatifs et qualitatifs de faire des enfants et adolescents qui lui sont confiés de futurs citoyens armés pour se former une opinion et pour relever les défis du monde qui vient.

Que cela doive coûter à la Nation, certainement, mais qu’il me soit permis de faire une comparaison avec la lutte contre les incendies.

Un officier des marins pompiers de Marseille reconverti dans la sécurité incendie des hôpitaux me disait, lorsque nous travaillions ensemble, qu’un incendie pris à son début un verre d’eau suffit à l’éteindre, si quelques instants passent un seau d’eau le permettra encore mais, disait-il, au-delà, la mer n’y suffirait pas.

Face à l’incendie social qui menace, quels moyens sommes-nous prêts à consacrer aux contrefeux à opposer aux pyromanes de tous bords ?

CHRISTIAN QUEYROUX | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE |DIRECTEUR D'HÔPITAL HONORAIRE | ANCIEN SECRETAIRE GENERAL DE L''EHESP

Le 25 janvier 2024