Par MICHEL CARON | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE
Le sens de l’engagement
J’ai fait l’expérience de la vulnérabilité, celle de personnes rencontrées, mais aussi de la mienne.
L’objet de ce travail est d’exposer en quoi il y a un cheminement possible allant des multiples formes de la vulnérabilité aux initiatives de solidarité, individuelles ou collectives. Et c’est d’abord une réflexion sur les multiples expériences et formes d’engagement qui constituent mon parcours professionnel, associatif et politique.
La solidarité est ici le choix d’une ligne de conduite qui donne de la cohérence et du sens à la fois à mon cheminement personnel et à la réflexion que je m’efforce de construire, tout en me confrontant à à la réflexion philosophique et à l’histoire des idées qui viennent éclairer les concepts et la réalité de la vulnérabilité et de la solidarité.
Penser à partir de l’actualité… et du dialogue socratique
C’est d’abord la lecture de mon journal qui m’apporte la matière de ma réflexion. Dans la nuit du 19 au 20 août 2024, il y a plus de 2000 enfants qui dormaient dans la rue, abandonnés des Pouvoirs Publics.
Depuis janvier 2024, 52 personnes sont décédées en mer ou des conséquences d’un naufrage lors d’une tentative de traversée de la Manche ; il y avait 5 enfants de moins de 8 ans et 3 adolescents.
Les enfants sont en première ligne de la vulnérabilité ; il y en a 28000 qui sont logés à l’hôtel, en contradiction avec la loi, dans des conditions qui perturbent leur développement affectif, intellectuel et social. Que font donc les services de l’Etat, et ceux des Départements ?
Ma conviction est pourtant, qu’il y a un chemin qui relie les personnes vulnérables et les initiatives solidaires. Pour conduire ma réflexion, je me suis souvenu du mythe de Prométhée et d’Epiméthée exposé dans le dialogue Protagoras, de Platon : alors que les animaux se voient pourvus de qualités diverses qui garantissent un équilibre naturel des espèces vivantes, l’être humain vient au monde nu et désarmé : Epiméthée n’a plus de qualités dans sa besace à distribuer aux êtres humains.
Au début était la vulnérabilité.
L’Homme a besoin d’être nourri, protégé et éduqué.
Dans La République, Platon nous exposera le moment de la liberté, à travers le mythe d’Er le Pamphylien ; mais les êtres humains sont-ils vraiment en mesure de choisir pleinement leur existence, dans un environnement qui est source de contraintes déterminantes et d’inégalités persistantes ?
Rencontres avec la vulnérabilité
La rencontre de personnes vulnérables et l’initiative solidaire ne nous dispensent pas de la recherche d’une définition de la vulnérabilité.
Posons donc un premier cadre : est vulnérable la personne qui présente des fragilités, de la précarité, qui peut être blessée, attaquée et dont l’intégrité et la vie peuvent être remises en cause. L’organisation mondiale de la santé dit que les personnes vulnérables sont celles qui sont relativement ou totalement incapables de défendre leurs intérêts (causes vitales, sociales, environnementales).
Malgré un usage indifférencié jusque dans la littérature des sciences sociales, faisons la distinction entre :
- La fragilité, qui renvoie à ce qui peut être brisé ; c’est une qualité intrinsèque,
- La vulnérabilité, qui renvoie à celui qui peut être blessé : le talon d’Achille en est un exemple.
J’ajouterai que, s’agissant des êtres humains, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) nous apprend que « tous les êtres humains naissent libres et égaux, en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Mais c’est là un « idéal commun à atteindre ».
D’un côté, il y’a le point de vue de l’universalité, de l’autre, il y’a la lecture de mon journal et la dureté de l’actualité et nos rencontres avec les personnes vulnérables, les inégalités et les injustices. C’est ce chemin de l’existence qu’il nous faut parcourir.
La Pauvreté
Plus de 9 millions de personnes sont marquées par la pauvreté en France, soit 14,4 % de la population.
Une étude de l’INSEE nous apprend que parmi les 20% des gens les plus aisés et les 20 % des gens aux revenus les plus modestes, les 2/3 sont restés dans la même catégorie durant les 20 dernières années ; l’ascenseur social ne fonctionne pas. À noter que le taux de pauvreté était de 12,4 % en 2013 soit 2 points de moins 10 ans auparavant.
Dans ce cadre, il faut aussi mentionner le mal logement : il y a 2,2 millions de personnes en attente d’un logement social ; il y en a 4,5 millions qui sont mal ou non logées, selon la Fondation Abbé Pierre. Si on y ajoute la prise en compte des logements surpeuplés et la précarité énergétique, ce sont 15 millions de personnes qui sont touchées à un titre ou un autre par la crise du logement.
L’enfance en danger
Les enfants aussi sont vulnérables. 143 000 d’entre eux vivent dans un foyer où la femme est victime de violences conjugales ; s’y ajoutent les situations de maltraitance et d’abus sexuel. Ainsi, 344 682 mineurs et jeunes majeurs sont pris en charge par les Départements dans les dispositifs de la protection et de l’Aide Sociale à l’Enfance.
La situation est particulièrement défavorable dans les départements d’outre-mer où le taux de familles monoparentales se situe entre 30 et 41 % des familles, alors que la moyenne nationale est à 21 %.
S’y ajoutent un taux de chômage nettement plus élevé que la moyenne nationale, des inégalités d’accès aux services publics, au système de santé, une délinquance et des violences intra familiales et un manque de soutien à la parentalité.
L’ONU, la Cour des Comptes, la Défenseure des Droits sont très critiques concernant la protection de l’enfance et le respect des droits de l’enfant en France. Les jeunes migrants, mineurs non accompagnés, sont également concernés du fait d’un parcours migratoire souvent traumatisant et des conditions d’accueil en France souvent défectueuses (cf. Michel Caron 2020- « Les enfants de l’exil » Rapport sur les mineurs non accompagnés) : c’est bien la partie la plus vulnérable de notre jeunesse qui est en danger.
Et pourtant, la Protection de l’Enfance, définie dans le cadre de l’action sociale et de la famille, « vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits ».
La vie avec un handicap
Dans mon parcours professionnel et de responsable associatif, j’ai aussi rencontré des personnes vivant avec un handicap. J’ai enseigné la philosophie en tête à tête avec des élèves marqués par un accident grave ou par une maladie fortement invalidante ; s’interroger sur le sens de l’existence, sur la vérité, sur la liberté, sur la vertu et sur la justice, conduit le maître et l’élève à apprendre l’un de l’autre.
Il en est de même de mes rencontres et de mon engagement de responsable associatif aux cotés des jeunes vivant avec un handicap, et aussi des adultes : la déficience intellectuelle, le handicap psychique, les handicaps moteurs et sensoriels, l’autisme, le polyhandicap, l’obésité infantile constituent autant de rencontres, d’échanges et de projets portés au travers d’un travail d’accompagnement effectué par des professionnels qualifiés au sein d’une association de dimension nationale.
J’ai aussi partagé l’expérience et le parcours des personnes vivant avec un handicap et s’engageant à l’âge adulte dans un parcours de formation professionnelle qualifiante.
Ils sont entre 9 et 12 millions de personnes vivant avec un handicap en France ; la scolarisation des enfants handicapés souffre du manque de formation des enseignants et d’adaptation des structures d’accueil et d’enseignement de l’Education Nationale.
À l’âge adulte, le taux de chômage des personnes handicapées est plus élevé que le taux moyen pour l’ensemble de la population. Les services publics et les entreprises sont en-deçà de l’obligation légale d’emploi des personnes handicapées.
La Défenseure des Droits nous apprend qu’en matière de discrimination, c’est le pourcentage de réclamation de 21% lié au handicap qui vient en tête, devant l’origine et l’état de santé.
Retenons une phrase qui résonne comme une promesse ; c’est Tony Estanguet qui s’adresse ainsi aux 4400 athlètes des Jeux Paralympiques de 2024 :
« VOUS NOUS INVITEZ À CHANGER DE REGARD, À CHANGER D’ATTITUDE, À CHANGER DE SOCIÉTÉ, POUR ENFIN DONNER TOUTE SA PLACE À CHACUN ».
Au-delà de l’accueil et de l’accompagnement des personnes vivant avec un handicap dans des structures spécialisées, il nous revient de transformer notre société pour réunir les conditions d’une pleine appartenance de tous, dans une démarche inclusive, à l’égard des multiples situations de vulnérabilité.
Vieillir dignement
En 2030, 1 personne sur 4 aura 60 ans et plus et 1 personne sur 3 aura plus de 60 ans en 2060 (Insee – Tableau de l’économie française) ; le vieillissement marque inexorablement nos sociétés ainsi que la perte d’autonomie. Les personnes âgées de 65 ans et plus sont 4 fois plus nombreuses en 2020 qu’en 1950.
On retiendra ici que 80 % des personnes âgées dépendantes ont recours à l’aide apportée par leurs proches qui jouent donc un rôle important dans le système de la Protection Sociale. L’accroissement de la population âgée et de la dépendance nous invite dès maintenant à repenser les principes de l’organisation de la Protection Sociale.
C’est dans ce cadre qu’une authentique 5ème branche de l’autonomie doit être financée par la solidarité nationale, telle que le préconise le THINK TANK FRATERNITÉ.
L’enjeu global est bien de mobiliser et de structurer les moyens de la solidarité à l’égard d’une partie de nos concitoyens les plus vulnérables. Pour cela, il faut rappeler 3 principes qui fondent notre Sécurité Sociale :
- L’égalité de traitement et l’universalité des droits,
- Garantir qu’une vraie branche de la protection sociale soit financée par la solidarité nationale,
- Garantir l’unité de gestion et de commandement qui permette de gérer les caisses nationales de sécurité sociale.
Il faudra dépasser le cloisonnement de notre système de Protection sociale, d’une part, et d’Aide Sociale portée par les Départements d’autre part, conduisant à un émiettement des financements et une inégalité de traitement à l’échelle du territoire national.
La question est à la fois morale et politique : que veut on faire pour et avec les 15 % de notre population la plus vulnérable ; car c’est bien la vulnérabilité qui est ici constitutive de la question sociale ainsi posée.
Comment traitons nous la crise des « métiers de l’humain » à un moment où la marchandisation, combinée avec les insuffisances de financement, aboutit à des situations de maltraitance des personnes vulnérables, comme l’a montré « l’affaire ORPEA ».
L’économie sociale et solidaire parait mieux à même de relever le défi de la solidarité dans lequel les personnes directement concernées doivent être pleinement associées. Nous parlerons ici d’humanisme conséquent.
Lutter contre les violences faites aux femmes
Les violences conjugales constituent un autre domaine dans lequel les femmes sont particulièrement exposées et en danger. Il y’a encore beaucoup à faire vis-à-vis des victimes, mais aussi auprès des auteurs de ces violences ; c’est bien l’action concertée et complémentaire des représentants de l’Etat, des travailleurs sociaux et des associations qui permet de structurer avec une certaine efficacité les moyens de faire reculer un tel fléau.
J’ai moi-même eu l’occasion de signer des conventions d’engagements réciproques par lesquelles il a été possible d’articuler l’action des forces de police, du Procureur de la République, du Président du Tribunal, des travailleurs sociaux et des associations compétentes.
Non seulement, il a été possible par exemple, que ce soit l’auteur des violences qui soit contraint de quitter le domicile conjugal, et non la femme comme bien souvent, de manière à protéger la continuité de la vie personnelle et professionnelle de la femme ainsi que la scolarité des enfants ; on a également pu contraindre l’auteur de violence à un suivi socio-judiciaire dans un domicile spécifique, de manière à lutter contre la récidive.
La création d’un observatoire des violences conjugales a également permis une meilleure connaissance de l’ampleur du phénomène qui a été complété par la mise en œuvre d’un numéro d’appel et d’un téléphone « grand danger » mis à la disposition des femmes concernées.
L’inégale espérance de vie
La vulnérabilité sociale, c’est aussi l’inégale espérance de vie entre les cadres et les ouvriers ; elle est de 5,3 ans pour les hommes et 3,4 ans pour les femmes. Il faut là, considérer la pénibilité des métiers exercés, les comportements de santé à risques ; mais ce sont aussi les difficultés de santé qui peuvent être génératrices d’inégalités, comme par exemple l’accès à des études supérieures ou à des promotions professionnelles.
Cela introduit la nécessité d’adaptation de l’action des services publics comme des partenaires sociaux dans l’entreprise.
Au-delà de l’expérience vécue et des rencontres avec les personnes vulnérables, il nous faut essayer de comprendre en quoi peut consister ce chemin qui va de la vulnérabilité à la solidarité.
Une étude de la vulnérabilité
Les différentes formes de la vulnérabilité
Une étude conduite par le Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie date de 2020. Celle-ci identifie 8 types différents de fragilité en observant d’abord que ces deux termes ont occupé « une place grandissante dans les discours des Pouvoirs Publics et des médias pour désigner une multitude de situations » tout en considérant que ces termes sont volontiers interchangeables dans leur usage :
- La pauvreté,
- Le handicap et les limitations fonctionnelles,
- La santé dégradée,
- La relégation territoriale,
- L’isolement relationnel,
- Le chômage et la précarité de l’emploi,
- Le mal logement,
- Les discriminations,
- La vieillesse et la dépendance.
Cette première partie de l’étude veut faire l’état des lieux des différentes sources de fragilité en France aujourd’hui. Dans une seconde partie, c’est une enquête sur les conditions de vie qui permet « de lier différentes vulnérabilités entre elles au niveau individuel ». Cette enquête se limite à l’analyse de 6 grandes formes de fragilité :
- La pauvreté,
- La maladie, le handicap,
- La précarité liée à l’emploi,
- La précarité liée au logement,
- La relégation territoriale,
- La solitude, l’isolement.
Cette étude considère que « les 2/3 de la population se trouvent confrontés à l’une ou l’autre des six situations évoquées ; et 1/3 de la population est confronté à plusieurs de ces 6 sources de vulnérabilité sociale. On retiendra que cette étude n’intègre pas les populations les plus en difficulté comme les SDF, les personnes hospitalisées, les prisonniers, etc… ; elle n’aborde pas non plus de manière exhaustive les sources de fragilité comme les discriminations ou les violences dont les personnes peuvent être victimes.
La suite de notre démarche tiendra compte des multiples pistes de réflexion évoquées dans cette étude au sujet de la vulnérabilité, complétée par la référence à des auteurs majeurs sur ce sujet.
Une approche préventive des situations de vulnérabilité
C’est dans les années 1990 que la gériatrie adoptera une approche préventive à l’égard du vieillissement de la population. Nicolas Sirven (De la pauvreté à la vulnérabilité – 2007- cité dans l’étude du CREDOC) résume l’idée de la vulnérabilité par le rapport entre l’exposition de la personne à de potentiels chocs extérieurs et sa capacité de réaction. La mise en œuvre de dispositifs d’accueil et d’hébergement, ainsi que de services personnalisés y compris à domicile, la conception d’une grille d’analyse (AGGIR) permettant de mieux cibler et répondre aux différents niveaux de fragilité, témoignent d’une volonté de notre société de prendre en compte la vulnérabilité de certains de nos concitoyens, qui doivent ainsi être protégés.
Le droit lui-même tient compte de cette vulnérabilité par rapport aux multiples formes d’abus de faiblesse et de risques de maltraitance ou d’agression. La démarche de soin est ainsi particulièrement responsabilisée lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables ; et c’est dans ce type de relation que l’expérience des personnes vulnérables est précieuse.
Le médecin, l’infirmier, l’aide-soignante ont besoin de cette « expertise » pour le meilleur exercice possible de leurs propres compétences professionnelles. Les personnels soignants ont aussi leur part de vulnérabilité dans l’exercice de leur profession : l’expérience particulièrement éprouvante de la récente pandémie Covid en est une illustration, faisant de la vulnérabilité une « expérience partagée », bien distincte d’une position de supériorité du soignant sur le patient. Ainsi peut-on dire que la vulnérabilité est ici la marque de l’humanité en chacun d’entre nous. « C’est le talon qui fait d’Achille un héros, et s’il le fait mourir, il le fait participer à l’humanité commune » (S.Boarini).
C’est là l’occasion de noter que la solidarité est d’avantage le fait de la complémentarité des acteurs et de leur expérience de vie, qui conduit au-delà d’une solidarité vécue en surplomb de la personne vulnérable.
L’approche transversale des risques
Au-delà de la gérontologie et de la relation de soin et d’accompagnement, nombre de disciplines considèrent les publics de façon globale au travers des approches sociale, psychologique ou environnementale ; on peut alors parler de vulnérabilité sociétale, au-delà d’une approche analytique des multiples formes de vulnérabilité.
Il en est ainsi de la vulnérabilité aux risques naturels, auxquelles les populations sont exposées de manière inégale, soit du fait de la probabilité d’apparitions de phénomènes menaçants, soit du fait des capacité d’y faire face.
L’analyse de la vulnérabilité peut aussi concerner un groupe humain à l’échelle d’une nation tout entière. Ainsi a-t-on pu avoir connaissance d’un rapport parlementaire français dédié au renseignement et faisant état des différentes failles qui rendent la France vulnérable à l’ingérence étrangère, en formulant des préconisations tendant à mieux protéger notre pays d’agressions multiformes.
L’étude du CREDOC conduit à évoquer deux évolutions profondes de nos sociétés qui sont à mettre en relation avec les publics vulnérables-cibles de l’action sociale : la montée des incertitudes et la valorisation de l’individu autonome.
C’est d’abord le sociologue Robert Castel qui parlera de la montée des incertitudes pour analyser un monde qui fragilise les individus en mettant en cause le modèle de cohésion sociale ; relisons « Les métamorphoses de la question sociale » (Folio. 2022 – P.17) : « la vulnérabilité sociale est une zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité ». La remise en cause du modèle salarial de la société, la distance grandissante voire la décrédibilisation des institutions et des corps intermédiaires (partis politiques, élus, syndicats, institutions religieuses) et la remise en cause des espaces de socialisation (entreprise, famille, syndicat, école, associations) constituent autant de facteurs de fragilisation des individus et d’émiettement de la société.
C’est Ulrich Beck qui parlera de société du risque au sens où le risque n’est pas seulement extérieur, tel la pandémie ou la catastrophe naturelle, mais où il peut être généré par la société elle-même (manipulation du vivant, cultures transgéniques) ce qui lui fait dire que ceux qui subissent les risques ne sont souvent pas ceux qui les prennent.
Alors que la société valorise l’autonomie de l’individu et sa capacité à porter un projet de vie, il apparaît plus difficile d’avoir des projets lorsque l’on vit avec plusieurs formes de fragilité (la santé, la pauvreté, etc…). Le niveau maximum de difficulté est mesuré pour la catégorie des personnes vulnérables du fait de leur relégation territoriale. On pourra ici faire un rapprochement avec les votes de mécontentement et d’adhésion aux discours extrémistes de ces dix dernières années, qui accompagnent et expriment le sentiment d’abandon.
Agir avec l’autre : la solidarité des égaux
Un changement dans l’approche des questions sociales et des publics vulnérables consiste à prendre en compte les fragilités en agissant avec les personnes vulnérables dans un esprit de coopération et de solidarité et non pas en agissant pour elles dans une relation infériorisante. Et c’est cette nouvelle figure de la solidarité qui se construit dans l’échange dans lequel l’autre n’est pas -seulement- un bénéficiaire de la démarche de soin ou de l’action sociale, mais un acteur associé à l’activité qui vise à en prendre soin. L’accompagnement éducatif des jeunes relevant des dispositifs de la protection de l’enfance ou encore l’accès à l’emploi de la personne vivant avec un handicap sont autant de références rencontrées notamment dans mon parcours de responsable associatif.
C’est la philosophe Marie Garrau qui montre comment la vulnérabilité ne se limite pas à une fragilité intrinsèque, mais elle a à voir avec les relations entre les membres de la société : on peut ne présenter aucune fragilité particulière et être victime de discrimination ou de comportement sexiste sur son lieu de travail. Ce sont les liens sociaux qui peuvent être vulnérabilisants et dévalorisants. Ce sont bien les SITUATIONS qui ont ainsi un impact sur la vulnérabilité (exemple : le chômage temporaire ou de longue durée).
Dépasser l’approche individualiste de la vulnérabilité
Il est une vision de la vulnérabilité qui, d’un point de vue individualiste, se réfère au culte de la performance et à l’idéal de l’individu autonome et entrepreneur de sa propre vie. Il en résulte une vision de la vulnérabilité qui est associée à la déficience et à la fragilité intrinsèque. Cette vision conduit à essentialiser les personnes fragilisées à divers titres : ainsi, en parlant des jeunes délinquants, des pauvres, ou des handicapés, on néglige une approche dynamique de l’être vulnérable dans son parcours de vie. La vulnérabilité peut être le fait d’un moment dans un environnement défavorable.
Le modèle de l’homme valide renvoie les personnes vivant avec un handicap au monde de la déficience et du manque, opposé au monde de la performance et de la concurrence. Ainsi se légitime une vision statique du monde avec le dedans, ce monde des gens intégrés, et le dehors de ceux qui ne participent pas pleinement au jeu économique et social ; ce regard infériorisant et cette vision statique de la vulnérabilité est bien distincte d’une vision dynamique d’une vulnérabilité qui peut être partagée et donne lieu à coopération et à une solidarité organique (au sens de Durkheim) qui s’inscrit dans un parcours de vie comportant un au-delà de la situation de vulnérabilité (le chômage temporaire, le dispositif de protection de l’enfance).
L’adoption de ce point de vue conduit effectivement à renouveler l’approche de l’action sociale qui conduit à agir avec les personnes vulnérables et pas seulement pour elles, dans une relation d’assistance et de dépendance.
Le pouvoir de dire et d’agir
C’est Bernard Ennuyer qui intègre à la réflexion sur la vulnérabilité « l’impossibilité pour certains d’entre nous de se faire entendre et de se faire comprendre par autrui ». On peut se référer ici au philosophe Paul Ricoeur, lorsqu’il distingue :
- Le pouvoir de dire,
- Le pouvoir d’agir,
- Le pouvoir de rassembler son propre projet dans un récit intelligible (l’identité narrative).
Aujourd’hui, nous rencontrons ce sentiment de ne pas être entendu, d’être confronté à des difficultés invisibles des Pouvoirs Publics ; ce sentiment augmente avec le nombre de facteurs de fragilité ; ainsi, le groupe social qui cumule le plus de difficultés est constitué par les personnes en situation de relégation territoriale et d’isolement relationnel.
Au plan politique, nous retrouvons cette vulnérabilité de population dans les zones rurales désertées par les services publics, qui témoigne d’un sentiment d’abandon et d’être devenue invisible, le ressentiment s’exprimant alors par le vote extrémiste de colère lorsque l’enjeu politique parait important.
On voit ici le risque de s’en tenir à une vision statique des fragilités existantes, qui se traduit par l’usage du concept d’exclusion, et une vision binaire du monde et dévalorisante de la vulnérabilité, qui conduirait à une gestion de la misère ; il n’est pas vrai qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi… La vulnérabilité peut être pensée dans une vision dynamique, comme une étape d’un processus menant de l’intégration à l’exclusion, ou à la désaffiliation : mais la situation peut s’améliorer ou se dégrader.
C’est Robert Castel qui définit une zone de vulnérabilité à la conjonction de la précarisation du travail et de la fragilisation des soutiens relationnels, comme une zone instable pouvant basculer vers la zone de désaffiliation. Cette zone correspond au délitement des liens sociaux et des protections sociales rapprochées. La vulnérabilité renvoie ainsi à une situation d’insécurité sociale des individus face à l’avenir ; Robert Castel parle aussi de vulnérabilité de masse pour désigner un modèle ancien de la vulnérabilité caractérisé par l’incertitude des lendemains, alors que la vulnérabilité nouvelle s’inscrit sur un fond de protection de l’État social. On peut donc s’intéresser aux situations de bascule qui fragilisent les situations acquises et défont les statuts assurés.
Dans une perspective morale et politique, Marie Garrau montre comment la vulnérabilité est ainsi constitutive de l’existence humaine du fait que l’autonomie, voire le sens de l’existence, peuvent être remis en cause dans le parcours de vie (Politiques de la vulnérabilité – CNRS édition – Biblis – 2023).
L’expérience de la vulnérabilité comme ressource
Nos sociétés encouragent et valorisent l’autonomie tandis que les risques vitaux, sociaux et environnementaux viennent mettre à mal le pouvoir de dire et de faire des individus ; pourtant, la vulnérabilité peut être conçue comme une opportunité et une ressource : elle comporte un savoir et une expérience qui peuvent être mobilisés dans l’accueil et l’accompagnement, ainsi que dans la relation de soin, par les professionnels compétents, par des initiatives citoyennes et solidaires et par des aidants.
Cette attitude se situe par-delà une vision binaire d’une société des forts et des faibles qui conduit à considérer la vulnérabilité comme une charge ; il s’agit plutôt d’aborder le partage de la vulnérabilité comme opportunité et comme facteur de performance globale.
La vulnérabilité n’est pas réduite à un statut (GIRR, SDF, Handicapé) mais renvoie à la coopération, la collégialité et la solidarité organique. Le lien intergénérationnel et la présence d’un enfant vivant avec un handicap dans une classe ordinaire constituent deux exemples de cette vulnérabilité vécue comme ressource.
Il en est de même de la politique de la Caisse des Dépôts et Consignations et de sa direction des politiques sociales dans le domaine du logement adapté et d’aide à l’initiative innovante dans le domaine médico-social.
Aujourd’hui : la question sociale
L’année du virus
La démarche de réflexion engagée a conduit à concevoir la vulnérabilité comme constitutive de l’humanité et même comme ressource ; mais les êtres humains ne sont pas égaux devant les multiples formes de vulnérabilité, ce que la crise COVID a violemment démontré et que la crise climatique vient confirmer à l’échelle mondiale. Cette « année du virus » fut pour nous une rude épreuve ; le virgule circule, révèle les fragilités, exacerbe l’angoisse des vulnérabilités, en aggravant les conséquences.
Le virus accentue les inégalités sociales tout en stoppant brutalement les activités des uns, et transformant et parfois en submergeant les organisations de travail des autres. Nous nous étions surpris à avoir peur de l’autre… Ainsi, Sandra Laugier parle-t-elle d’anthropologie de la vulnérabilité pour évoquer la situation d’inégalité des femmes et des pauvres face à la pandémie ; il en était de même de « ces métiers invisibles » qui nous sont alors apparus comme essentiels.
De son côté, le philosophe Étienne Balibar évoque le lien entre la question sociale et la question virale liée à la pandémie ; il évoque également la vulnérabilité différentielle de nos sociétés et de véritables clivages à l’intérieur de l’espèce humaine.
Sur le territoire des multiples formes de la vulnérabilité se développe alors une activité Exposée à la marchandisation des services sur le mode néolibéral, en concurrence avec les politiques de solidarité portées par l’économie sociale et solidaire et soutenues par l’expérience acquise du mouvement associatif.
Alors que nos libertés d’aller et de venir étaient suspendues, et que le lien social subissait de multiples déchirures, la proximité de la maladie et de la mort nous ont fait rencontrer un formidable sursaut de dévouement et d’engagement des professionnels du soin et de l’accompagnement des plus vulnérables.
Des services publics en décalage avec les besoins
Un rapport récent nous a appris que les Services Publics étaient de plus en plus en décalage avec les besoins de la population. Le diagnostic formulé porte sur les secteurs de la santé, de l’éducation, de la police, des transports et de la justice, qui sont concernés par les besoins fondamentaux des êtres humains. Il compare ainsi l’évolution des besoins avec l’investissement dans les services publics. Le constat est que la courbe des besoins augmente, tandis que la courbe des dépenses progresse beaucoup moins vite, malgré une progression de la dépense publique, qui représentait moins de 50 % du PIB au début des années 1980, pour atteindre 58 % en 2022 et que le nombre d’agents publics est passé de 4,8 millions à 5,4 millions en 20 ans.
Dans le domaine de la santé, les besoins relatifs aux affections de longue durée (cancer, diabète) ont augmenté de 34 % entre 2010 et 2020. La tarification à l’activité et l’évolution organisationnelle des hôpitaux ne permettent pas une coordination efficace avec la médecine de ville.
Et que dire des déserts médicaux résultant à la fois du numerus clausus à l’entrée des études de médecine, du nouveau management de service public et de la logique industrielle appliquée malencontreusement à ce secteur de la santé ; la recherche de gains de productivité appliquée à la relation de soins engendre une crise de l’hôpital et une crise de recrutements dans les métiers médicaux, au point qu’on a pu parler de perte de sens dans les métiers dont la vocation est de prendre soin de nos compatriotes les plus vulnérables.
De manière générale, le phénomène de la marchandisation progresse et, avec elle, l’offre privée lucrative : l’offre publique recule et les premières victimes en sont les publics les plus vulnérables, notamment les populations pauvres en zones rurales.
Nul étonnement à entendre monter inexorablement leur ressentiment et leur colère. Il en est ainsi non seulement dans le domaine de la santé, mais aussi dans celui des transports où le manque d’investissement dans les transports publics pénalise d’abord les populations aux revenus les plus modestes.
L’histoire d’un espoir : l’associationnisme
C’est dans l’espace public que la citoyenneté peut s’exercer ; c’est déjà le cas dans l’Antiquité grecque. Au XIXème siècle, c’est la solidarité qui constitue une force d’intégration, et qui peut s’opposer à la puissance de l’argent et au pouvoir administratif.
L’association est ainsi un cadre d’initiatives citoyennes qui n’est pas soumis à la propriété du capital et qui peut inventer une autre économie, sociale et solidaire.
Ainsi, au XIXème siècle, la puissance de l’entraide donne naissance aux mutuelles pour la santé, l’épargne et la protection sociale. Il en est de même du compagnonnage qui joue un rôle utile en matière de placement dans l’emploi et de secours mutuel.
La misère née de la révolution industrielle rendra nécessaire la création du droit du travail et de la Protection Sociale, l’Etat devenant le garant de la solidarité.
Mais les associations disposent des moyens d’expression des besoins sociaux notamment ceux qui ne sont pas satisfaits par le jeu du marché ; elles constituent aussi une force d’interpellation et de proposition auprès des Pouvoirs Publics.
Dans le même temps, on voit aujourd’hui les limites de l’étatisme social, ce que d’autres appelle l’Etat Providence.
Entre le tout état et la marchandisation, les associations mobilisent 113 milliards d’euros de budget ; 1700 d’entre elles (1,3 %) mobilisent 73 % du budget cumulé.
Tocqueville, Waldeck Rousseau soulignent le rôle essentiel des associations ; elles ont à voir avec le politique et l’économique en s’appuyant sur la participation des citoyens ; ainsi la situation des personnes vulnérables peut-elle trouver un écho dans le travail social qui va au-delà du calcul du retour sur investissement sous la forme de l’initiative solidaire et de la réponse personnalisée au besoin exprimé. L’association opère la jonction de la vulnérabilité avec la solidarité.
L’expérience associative tient ensemble une exigence morale, une ligne de conduite et un engagement politique dans la volonté exprimée d’obtenir des résultats. En cela, elle relie l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.
De l’économie sociale à l’éthique du « care »
La vulnérabilité appelle le regard et crée le lien, le soutien et l’engagement de l’autre. La crise COVID a apporté le témoignage de la réaction de solidarité dans les métiers habituellement invisibles qui se sont révélés essentiels au bon fonctionnement social et à la cohésion nationale.
Les métiers du soin, de l’accompagnement des plus vulnérables, des services à la personne et ceux, si mal placés dans l’échelle du salariat et de la reconnaissance sociale (entretien des locaux, caissier(e)s) ont ainsi affirmé leur importance sociale.
Se soucier des autres, comme dans le secteur sanitaire et social, mobilise des valeurs morales, et rend possible une politique de la vulnérabilité. La mobilisation des métiers du care conduit à concevoir la vulnérabilité comme partagée, tout en nous amenant à constater l’invisibilité et la faible rémunération de ces métiers.
La réflexion de Carole Gilligan et de Joan Tronto conduit à concevoir une éthique du care et une politique du care tout en soulignant la dévalorisation des tâches et des métiers traditionnellement occupés par les femmes. Ainsi, en France, les services à domicile sont-ils majoritairement dévolus à des personnes immigrées et peu valorisées.
Pourtant, ce sont ces métiers qui permettent à d’autres femmes de construire un projet professionnel et de rendre possible leur réussite sociale.
Prendre soin des autres comporte une valeur morale et politique qui n’est pourtant pas l’objet d’une valorisation professionnelle et sociale. Ainsi constat-t-on actuellement une crise de l’attractivité de « métiers de l’humain ».
Dans ces secteurs, les gains de productivité rencontrent rapidement leurs limites, et la rationalisation sur le mode industriel conduit au recul qualitatif des services fournis et à la perte de sens du métier pour ces salariés. La marchandisation conduit à la maltraitance du fait même de la recherche de profit.
Une politique du care prend soin de l’autre dans le respect de sa dignité : il revient aux Pouvoirs Publics de mobiliser et d’allouer les moyens qui permettent de répondre à la hauteur des besoins sociaux, en particulier des personnes les plus vulnérables. La solidarité est une valeur de référence de cette politique du care et une modalité de mise en œuvre par l’économie sociale.
Question pour demain
France Stratégie (rattaché au Premier Ministre) a conduit des travaux en réponse à la pandémie COVID 19 autour du thème des soutenabilités en posant la question : quelles politiques publiques concevoir pour être à la hauteur des grands enjeux de notre temps ?
Sept domaines clefs ont fait l’objet de travaux spécifiques compte tenu des fragilités et des vulnérabilités révélées par la crise COVID.
Ces questions, au même titre que celles de l’éthique du « care » constituent autant d’incitations à prolonger la réflexion ainsi engagée. Tout ce qui précède pourrait ainsi s’apparenter à ce que Descartes appelait « une morale provisoire » qui ne dispensait ni de continuer de philosopher ni d’agir, pour incarner et comprendre ce qui relie la vulnérabilité et la solidarité :
- Quelles attentes à l’égard de la puissance publique face aux risques ?
- Quel modèle social pour faire avec nos vulnérabilités ?
- Quelles interactions : humains – nature – mondialisation et pandémie ?
- Quelles relations entre savoirs, pouvoirs et opinion ?
- Numérique : nouveaux usages ? Nouvelles interrogations ?
- Quelles interdépendances et quelles formes d’autonomies à différentes échelles ?
- Quelle voie pour une économique soutenable ?
MICHEL CARON | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE
Le 6 janvier 2025