Par MICHEL CARON | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE

C’est un souvenir de lecture de mon journal qui m’a marqué : dans la nuit du 19 au 20 Août 2024, plus de 2000 enfants dormaient dans la rue en France, dont 467 âgés de moins de 3 ans (1).
Dans le même temps, des jeunes migrants non accompagnés demeuraient sans abri ou vivaient dans des squats, abandonnés des Pouvoirs Publics.

La pauvreté marque bien souvent l’échec des politiques publiques de la Protection de l’Enfance, de la santé mentale, du logement, de l’immigration et de la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales.
Je veux donc dire ici qu’il y a un chemin qui va de la pauvreté et des multiples formes de vulnérabilité à la solidarité. Il nous revient de l’éclairer et de le parcourir.

La pauvreté en Europe : définitions, état des lieux

La mesure

Lorsqu’il s’agit de mesurer la pauvreté, c’est l’approche relative à la pauvreté monétaire qui est celle des études en France et en Europe. Une personne ou un ménage est considéré comme pauvre lorsque son niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté monétaire. Celui-ci est déterminé par rapport à la distribution des niveaux de vie de l’ensemble de la population. Eurostat et les pays Européens utilisent en général un seuil à 60 % de la médiane des niveaux de vie. Mais certaines organisations et études utilisent le seuil à 50 %. Il convient donc d’être prudent dans l’usage des statistiques.

Les taux de pauvreté sont déterminés à partir de la part de la population se situant en dessous des seuils de pauvreté ; exprimés en Euros, ils peuvent être ramenés en Standards de Pouvoir d’Achat (SPA), unité commune permettant de les comparer.

Sur cette base (2), la pauvreté monétaire touche 16,5 % des habitants de l’Union Européenne en 2021, soit 73 millions de personnes ; le seuil de pauvreté se situe à 11 113 standards de pouvoir d’achat.

Les disparités entre les pays de l’Union Européenne sont importantes.

Le taux de pauvreté le plus faible est observé en République Tchèque à 10,2 %. Il se situe entre 12 et 15 % pour 12 pays : la Slovénie, la Hongrie, le Danemark, la Finlande, la Belgique, la Slovaquie, la Pologne, Chypre, l’Irlande, les Pays Bas, l’Allemagne, l’Autriche.

Viennent ensuite la France (hors Mayotte), où le taux de pauvreté est de 15,6 %, la Suède, le Portugal, inférieurs à la moyenne de l’Union Européenne. Dans les pays du Sud de l’Europe, les taux de pauvreté sont plus élevés : ils se situent à 18,8 % en Grèce, à 20,1 % en Italie et 20,4 % en Espagne. Les taux les plus élevés se situent dans les Pays Baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie), en Roumanie et en Bulgarie.

On notera également un écart important entre les seuils de pauvreté minimas observés autour de 6 000 SPA (Hongrie, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie) et le niveau du Luxembourg supérieur à 20 000 SPA. La Roumanie et la Bulgarie sont les pays où la part de la population pauvre est proportionnellement la plus importante. Ils sont aussi les pays où les seuils de pauvreté sont les plus bas. Ainsi, les Roumains sont-ils beaucoup plus pauvres que les Français vivant sous le seuil de pauvreté.

Les pays du Nord et de l’Ouest de l’Europe affichent des taux de pauvreté les plus bas du monde. On y trouve relativement moins d’emplois très mal payés ; il existe le plus souvent des salaires minimums et la collectivité soutient les ménages modestes grâce à un meilleur niveau de prestations sociales ; un taux de pauvreté faible peut résulter d’un bon niveau de protection sociale.

Autres mesures

  • La mesure absolue se base sur un montant de ressources jugé nécessaire pour subvenir à des besoins de base. Cette mesure évalue d’avantage l’inégale répartition des richesses.
  • La pauvreté en conditions de vie : cette définition de la pauvreté établit un pourcentage de ménages dans l’incapacité de faire face à 8 types de dépenses de la vie courante, répartis en 4 grands domaines (insuffisance de ressource, retards de paiement, restrictions de consommation, difficultés de logement).
  • La pauvreté basée sur le versement des minimas sociaux. Est considéré comme pauvre l’allocataire d’un minima social.
  • La pauvreté ressentie s’appuie sur l’opinion des gens, indépendamment du revenu (3). C’est une définition subjective de la pauvreté (4).

Une publication récente d’Eurostat (5) note qu’alors que 16,2 % des Européens vivaient sous le seuil de pauvreté, 34,1 % de la population européenne éprouvaient le sentiment d’être pauvres. Ainsi, les pourcentages les plus faibles de la pauvreté subjective sont observés au Luxembourg (6,2 %), aux Pays Bas (7,3 %) et en Finlande (7,5 %). En Grèce, alors que le pourcentage de la population se situant au seuil de pauvreté monétaire est estimé à 18,9 % en 2023, 67 % des personnes interrogées se considèrent comme pauvres. Elle est suivie par la Bulgarie où le taux est de 33,2 % contre 20,6 % de taux de pauvreté monétaire.

Ces publics ne sont pas considérés comme pauvres au regard des statistiques mais « se sentent pauvres », en se distinguant par une insécurité sociale durable et une vision dégradée de l’avenir. Ce peut être le cas des personnes en emploi mais se sentant pauvres ; ce peut être le résultat de l’effet stigmatisant des minimas sociaux, ou encore de la situation familiale : les familles monoparentales ressentent plus durement la pauvreté ; le statut d’occupation du logement joue également un rôle : les retraités locataires se sentent plus particulièrement pauvres.

Dans l’Union Européenne

Dans l’Union Européenne, la mesure de la pauvreté et de l’exclusion sociale reflète leur nature multidimensionnelle en utilisant l’indicateur de risque de pauvreté et d’exclusion sociale (AROPE) qui englobe la pauvreté de revenu, la privation matérielle et sociale grave et l’exclusion du marché du travail.

Ces 3 dimensions sont distinctes mais peuvent se chevaucher, certaines personnes pouvant être affectées par 2 voire 3 dimensions en même temps. En 2020, la part des personnes menacées de pauvreté et d’exclusion sociale dans la population totale européenne, qui représente la part des personnes affectées par au moins l’une des 3 dimensions, s’élevait à près de 22 %. Parmi ces personnes, plus de 30 % étaient touchées par plus qu’une des 3 dimensions de la pauvreté et environ 6 % par les 3 formes de pauvreté.

Proposition 1

Je veux souligner ici, que dans la perspective de la lutte contre la pauvreté portée par les ONG, il y a lieu de faire un effort particulier pour établir et rassembler des connaissances sur des bases communes, permettant d’instaurer un dialogue clair et rigoureux entre les ONG et les Pouvoirs Publics des États membres et avec l’Union Européenne.

Comprendre le phénomène de la pauvreté et la vie des pauvres

Si nous voulons parcourir le chemin qui va de la pauvreté à la solidarité, il nous faut réfléchir dans deux directions : d’une part comprendre ce que sont les difficultés spécifiques rencontrées par les personnes pauvres et, d’autre part, aller puiser dans les sciences sociales les éléments d’analyse de la pauvreté susceptibles d’éclairer les initiatives à prendre.

C’est donc dans une perspective d’action que je citerai ici les travaux de quelques sociologues qui font référence.

Pierre Bourdieu (6) développe son analyse à partir de 3 formes principales de capital : économique, social, culturel

  • La pauvreté économique se caractérise par un manque de ressources financières. Il est mesuré par des indicateurs tels que le revenu, la consommation ou le niveau de vie.
  • La pauvreté sociale se manifeste par un manque de relation et de réseaux sociaux ; cette pauvreté limite l’accès à des opportunités et des ressources, ainsi qu’à des réseaux d’entraide.
  • La pauvreté culturelle est caractérisée par un manque de connaissances et de compétences. Cette forme de pauvreté limite la capacité des personnes à participer pleinement à la vie sociale et à accéder à des opportunités d’épanouissement personnel et professionnel. Dans cette perspective, le travail social d’accompagnement des personnes pauvres s’oriente vers des actions collectives à caractère culturel et de formation de base, favorisant la compréhension du monde et la possibilité d’agir sur son environnement.

Serge Paugam (7) propose une typologie de 3 formes de pauvreté

  • La pauvreté intégrée se retrouve dans les pays ou les régions qui sont eux-mêmes pauvres sur le plan économique. Dans ce cas, les personnes pauvres ne sont pas stigmatisées et bénéficient de la solidarité familiale ou de la socialisation par la religion.
    L’économie informelle est développée ; il s’agit d’une pauvreté sans exclusion.
  • La pauvreté marginale est la pauvreté d’une petite partie de la population au sein d’une société prospère : on parle alors de « cas sociaux » jugés inaptes au monde moderne. C’est le cas des sans domicile fixe.
  • La pauvreté disqualifiante concerne les sociétés post industrielles : ces régions sont aux prises avec des difficultés économiques et de reconversion industrielle. Le chômage et l’exclusion sociale provoquent le déclassement. Il en est ainsi des travailleurs précaires mal rémunérés et de l’érosion des protections sociales traditionnelles.

Nicolas Duvoux (8) s’intéresse aux mécanismes qui engendrent la pauvreté, aux dynamiques d’exclusion sociale et aux politiques publiques qui luttent contre ces phénomènes

Nicolas Duvoux réfléchit à la question de l’autonomie des personnes en situation de précarité et analyse les politiques sociales et de solidarité visant à réduire la pauvreté. Il explore également les inégalités sociales et territoriales, ainsi que les effets de stigmatisation des personnes pauvres.

Robert Castel (9) s’est concentré sur la vulnérabilité sociale

En analysant l’évolution historique de l’assistance aux plus démunis, il introduit le concept de désaffiliation qui décrit le détachement des liens sociaux et des mécanismes de protection. Lutter contre la désaffiliation et la pauvreté qui en résulte passe par la nécessité de renforcer les supports sociaux et les dispositifs de solidarité, tout en critiquant les politiques qui se limitent à l’attribution des secours aux pauvres. L’ensemble de ses travaux éclaire les enjeux du travail social, et plus globalement de la protection sociale qui constitue la voie et les moyens de lutte contre la pauvreté.

Ester Duflo, économiste et lauréate du Prix Nobel (10) insiste sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté

« Elle n’est pas seulement le résultat de circonstances économiques défavorables ; elle est généralement enracinée dans les structures sociales et économiques qui limitent l’accès aux ressources et aux opportunités » (11). Elle souligne également l’importance de l’éducation dès le plus jeune âge pour briser le cycle de la pauvreté. Les crises mondiales frappent particulièrement les populations les plus vulnérables : il en a été ainsi de la crise sanitaire COVID 19, de même que l’inflation a un effet très négatif dans l’accès des plus fragiles à la satisfaction des besoins élémentaires tels que s’alimenter, se loger et se chauffer. Pour Esther Duflo, la lutte contre la pauvreté doit s’appuyer sur la recherche conduite au plus près des réalités de terrain, et venant alimenter les recommandations faites auprès des responsables des politiques économiques, elle préconise également l’action, la coopération et la solidarité internationale pour tenir compte des liens existants entre la pauvreté et les crises à l’échelle mondiale.

L’Université d’Oxford et ATD QUART MONDE ont conduit ensemble des travaux de recherche associant des universitaires, des travailleurs sociaux et des personnes pauvres.

Ils ont mis en évidence « les dimensions cachées de la pauvreté » (12). L’originalité et la force de ce travail a été d’emprunter une démarche de recherche participative associant l’université d’Oxford et l’association Aide à toute détresse (ATD) quart monde, avec de nombreux partenaires et en associant les personnes qui souffrent de la pauvreté ; ainsi nourrie de leur expérience, la recherche a permis d’éclairer « les dimensions cachées de la pauvreté » et d’ouvrir la voie à des actions de terrain plus efficaces, et à influer sur l’élaboration des politiques de lutte contre la pauvreté aux niveaux national et international.

Cette recherche a mis en évidence neuf dimensions clefs de la pauvreté : il y a d’abord les privations habituellement identifiées, telles que :

    • Le manque de travail décent,
    • L’insuffisance et la précarité des revenus,
    • Les privations matérielles et sociales.
  • Six autres dimensions de la pauvreté auparavant cachées ou peu considérées par les politiques publiques : 3 dimensions relationnelles : celles-ci concernent la manière dont les personnes qui ne sont pas confrontées à la pauvreté affectent la vie de celles qui le sont ; il s’agit de :
    • La maltraitance sociale,
    • La maltraitance institutionnelle,
    • Les contributions non reconnues.
  • Trois dimensions qui constituent le cœur de l’expérience de la pauvreté : les souffrances résultant de la dépossession du pouvoir d’agir, les souffrances dans le corps, l’esprit et le cœur auxquelles les personnes réagissent par la résistance et la lutte.
    Ces dimensions nous rappellent pourquoi il faut lutter contre la misère et éradiquer la pauvreté. Elles soulignent également que la pauvreté est dynamique et que les personnes en situation de pauvreté sont généralement pro actives et non passives.

Qu’est-il donc grand temps d’entreprendre ?

Approfondir la compréhension de la vie des personnes pauvres conduit à observer la multiplicité des vulnérabilités personnelles et sociales (13)

En France, les études du Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de vie nous apprennent en 2022 que le sentiment de vulnérabilité est en forte progression : il est passé de 21 % en 2018 à 41 % en 2022 : ce sont les bas revenus, les classes moyennes inférieures et les jeunes qui se sentent le plus en situation de vulnérabilité. Le CREDOC a ainsi analysé ces différentes formes de vulnérabilité :

  • La pauvreté,
  • Le handicap et les limitations fonctionnelles,
  • La santé dégradée,
  • La relégation territoriale,
  • L’isolement relationnel,
  • Le chômage et la précarité de l’emploi,
  • Le mal logement,
  • Les discriminations,
  • La vieillesse et la dépendance.

Aborder ainsi la vulnérabilité, « c’est chercher à approcher de manière dynamique les processus qui peuvent conduire à la pauvreté, afin de prévenir une possible bascule et mettre en place des politiques sociales préventives » (13).

Cette vulnérabilité est le reflet, selon le sociologue Robert Castel de la montée des incertitudes, chacun pouvant être confronté à une ou plusieurs de ces vulnérabilités ; la capacité et la possibilité de mobiliser des ressources monétaires, relationnelles, institutionnelles devient alors déterminante. Approcher le phénomène de la pauvreté en s’intéressant à la vulnérabilité, « c’est rechercher auprès de qui et à quel moment intervenir, quels dispositifs mettre en place pour développer les capacités individuelles, par une protection sociale pro active, intégrative et préventive sur le cycle de la vie ».

On peut parler ici d’investissement social tout en encourageant l’action avec les personnes pauvres plutôt que de penser et de parler à leur place et en agissant, pour elles, dans une relation infériorisante.

Il s’agit là du choix de la solidarité dans une relation de coopération qui sauvegarde la dignité de chacun dans l’action concrète menée pour surmonter les causes et les effets de la pauvreté et de la vulnérabilité.

Le cadre politique de la solidarité en Europe

La charte sociale Européenne

La charte sociale Européenne est une convention du Conseil de l’Europe signée le 18 octobre 1961 à Turin et révisée le 3 mai 1996 à Strasbourg. Elle est entrée en vigueur en 1999. La Charte garantit un large éventail de droits fondamentaux liés aux besoins essentiels de la vie quotidienne dans les domaines de l’emploi et des conditions de travail, du logement, de l’éducation, de la santé, de l’assistance médicale et de la protection sociale. Elle insiste tout particulièrement sur la protection des personnes vulnérables telles que les personnes âgées, les enfants, les personnes vivant avec un handicap et les migrants. La Charte est la référence pour le droit de l’Union Européenne et elle est considérée comme la constitution sociale de l’Europe.

Le seul droit que nous n’avons pas : oublier que nous sommes libres et égaux en dignité et en droit.

Le socle Européen des droits sociaux

Ce socle est un ensemble de documents comportant 20 principes et droites clefs destinés à construire une Europe plus juste dans les domaines des marchés du travail et des systèmes de protection sociale. Adopté en 2017, le socle européen des droits sociaux permet à l’Union Européenne de fixer un cadre et des objectifs en matière sociale.

  • Le principe 11 concerne la garde d’enfants et l’aide à l’enfance,
  • Le principe 14 le revenu minimum,
  • Le principe 19 le logement et l’aide aux sans-abris,
  • Le principe 20 l’accès aux services essentiels.

Le Socle est un engagement commun des gouvernements nationaux, des institutions européennes et des principales parties prenantes à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. L’engagement pris est de réduire d’au moins 15 millions le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale d’ici 2030.

Deux autres objectifs ont été fixés lors du sommet social de Porto en 2021 :

  • 1 emploi pour au moins 78 % des 20/64 ans
  • et la participation aux activités de formation pour au moins 60 % des adultes.

L’inclusion active et l’investissement social constituent des références politiques de l’Union Européenne portées notamment par les programmes du Fonds Social Européen doté de 88 milliards d’Euros.

La protection sociale

La protection sociale couvre dans un cadre de solidarité nationale, l’ensemble des transferts en espèces ou en nature, en faveur des ménages pour les prémunir contre les différents risques sociaux. Ces transferts sont appelés prestations de Protection Sociale. On y distingue 7 risques sociaux : la maladie, l’invalidité, la vieillesse survie, la famille, l’emploi, le logement, la pauvreté – exclusion sociale.

En 2023, dans les 27 pays de l’Union Européenne, les dépenses pour les prestations de protection sociale représentent en moyenne 26,6 % du PIB (produit intérieur brut) avec des ECARTS MARQUÉS entre ces pays. Cela correspond à 10 540 € par habitant en parité de pouvoir d’achat. Les pays du Nord et de l’Ouest sont ceux qui dépensent le plus pour la protection sociale, la France y consacrant 31,5 % de son PIB, soit la part la plus élevée d’Europe. Les pays du Sud se situent à un niveau intermédiaire et les pays de l’Est à un niveau inférieur.

Le risque vieillesse constitue le premier poste de dépense de la protection sociale dans la quasi-totalité des pays européens (en moyenne 47 %) ; le risque maladie est le 2ème poste (30 % en moyenne, avec des variations qui vont de 22 % en Italie et au Danemark jusqu’à 45 % en Irlande).

En Europe, le financement de la protection sociale repose principalement sur les cotisations sociales assises sur les salaires et sur les contributions publiques financées par l’impôt.

L’Europe sociale a-t-elle un avenir ?

Pour répondre à cette question, on constatera que l’actualité européenne est fortement marquée, après l’expérience de la crise sanitaire Covid 19, par deux agressions majeures : d’une part l’agression militaire Russe contre l’Ukraine, d’autre part les initiatives du Président des États Unis en matière de droits de douane. Le bouleversement géostratégique et géoéconomique mondial conduit l’Europe des 27 à repenser son positionnement et ses priorités. L’Europe est en panne de croissance économique tandis que les populismes progressent en venant alimenter la dérive autoritaire de certains états.

Le rapport de Mario Draghi, ancien Président du Conseil des ministres Italien sur la compétitivité européenne (15), rendu public le 9 septembre 2024, adresse un message géostratégique clair : l’Union Européenne doit redresser sa situation en termes d’innovation, de décarbonation et de sécurité face à la rivalité accrue entre les États Unis et la Chine. Ce rapport se concentre sur la politique industrielle dans 10 secteurs et constitue un plaidoyer pour l’investissement public et privé. Mais pour gagner la bataille de la compétitivité il faudra que l’Union Européenne s’appuie sur ses atouts de son modèle social et relever le défi d’une transition vers un modèle économique plus soutenable. Il faudra aussi tenir compte de l’adaptation climatique et de l’éducation qui ne sont pas chiffrés dans les investissements nécessaires.

C’est Enrico Letta, également ancien président du Conseil des ministres Italien, qui a présenté un rapport au Conseil Européen du 17 avril 2024, qui préconise l’accélération de l’intégration européenne dans la finance, les télécoms, l’énergie et la défense, tout en appelant à « une activité essentielle de simplification » destinée à soutenir la dynamique économique. Constatant la difficulté d’être performant dans un environnement constitué de 27 droits des affaires et de 27 régimes fiscaux, Enrico Letta propose de créer « un 28ème régime ou pays » : ce serait « un système virtuel en matière de droits des affaires et de fiscalité, pour créer une forme de passe partout permettant aux petites et moyennes entreprises de travailler dans l’ensemble des 27 états (17). »

Proposition 2

Je suggère de reprendre la proposition de création d’un 28ème régime à usage des entreprises en l’adaptant aux acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire, en créant notamment un statut d’Association Européenne.

Je retiendrai que Mario Draghi fait de la Formation professionnelle et du développement des compétences pour adapter la main-d’œuvre aux enjeux de productivité, l’axe majeur des politiques sociales.

Pour sa part, Enrico Letta propose de traiter également des sujets de redistribution, d’inégalités de protection des travailleurs vulnérables, d’égalité de genre et de non-discrimination.

Mais la question de la pauvreté et des inégalités a aussi à voir avec le vieillissement de la population et les enjeux démographiques qui pèsent sur l’avenir de la Protection Sociale, et qui s’ajoutent à l’hypothèse de perte de 2 millions d’emplois susceptibles d’être remplacés par des machines.

À la suite de la remise de ces deux rapports, la Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen, a présenté la feuille de route de l’Union Européenne en janvier 2025, sous la forme d’une vingtaine de propositions regroupées dans deux textes, la boussole compétitivité et le projet de loi omnibus traitant de la simplification. Dans tout cela, rien n’indique que les plus pauvres et les plus vulnérables du modèle social européen demeurent une préoccupation majeure de l’Union Européenne s’appuyant sur une volonté politique d’investissement social au meilleur niveau. C’est Angela Merkel qui faisait remarquer en son temps, que l’Europe représentait 7 % de la population mondiale,25 % de son PIB et 50 % de ses dépenses sociales. Le choix européen du modèle de l’Etat Social (autrement appelé Etat Providence) a forcément des conséquences sur le plan économique.

Le point de vue des citoyens peut être entendu à partir du « baromètre de la confiance politique » (19).

De manière générale, l’état d’esprit actuel est majoritairement à la méfiance, à la lassitude, à la morosité et à la peur (France, Allemagne, Italie) sauf aux Pays Bas où la confiance et le bien être dominent. Les Français et les Allemands ont tendance à se situer au bas de l’échelle sociale ; entre 1/4 et 1/3 des répondants à l’enquête considèrent que leur situation s’est dégradée comparativement à la génération précédente. Le sentiment de solitude est exprimé dans les 4 pays ayant fait l’objet de l’enquête ; et tous considèrent majoritairement qu’ils ne reçoivent pas le respect qu’ils méritent.

Le niveau de confiance envers l’Europe (EU et Parlement) est exprimé par 1 Allemand sur 2, tandis que les Italiens, les Français et les Hollandais expriment majoritairement un avis de méfiance. L’institution privilégiée pour résoudre les problèmes est le gouvernement du pays ; moins d’un citoyen sur cinq privilégie l’Union européenne. Et il y a une distance certaine entre les considérations développées dans les rapports Draghi et Letta, dans la feuille de route de la Présidente de la Commission Européenne et l’état d’esprit des citoyens : à la question de savoir s’il faut dans les prochaines années favoriser la compétitivité des entreprises ou améliorer la situation des salariés, un pourcentage relativement faible se prononce en faveur de la compétitivité de l’économie du pays (10 % des Italiens,11 % des Hollandais,15 % des Français, 21 % des Allemands). Les plus nombreux se prononcent en faveur de l’amélioration de la situation des salariés (à 73 % des Italiens, 69 % des Hollandais, 59 % des Allemands, 58 % des Français).

S’agissant de la définition d’une société juste et de la question de savoir ce qu’elle doit faire en priorité, la tendance majoritaire considère que c’est en réduisant les écarts de rémunération entre les plus modestes et les plus riches, pour 54 % des Italiens, 52 % des Hollandais, 45 % des Allemands et 43 % des Français ; ces derniers priorisent de rémunérer d’avantage ceux qui travaillent plus que les autres, à 50 % d’entre eux, alors que les autres Européens retiennent cette option entre 34 % et 44 % d’entre eux.

Pour ce qui concerne l’influence de la formation dans la société, 1/3 des répondants des 4 nationalités interrogées considèrent qu’il vaut mieux éviter les métiers manuels et techniques, ce qui ne va pas sans poser problème par rapport aux enjeux de renforcement de la compétitivité de l’industrie européenne. De plus, on remarque que la formation tout au long de la vie est perçue comme ne permettant pas de développer sa carrière professionnelle pour 47 % des Allemands, 50 % des Français, 52 % des Italiens et 54 % des Hollandais. Une telle situation interroge au regard des fortes évolutions technologiques, de la transition numérique et de l’intelligence artificielle.

De la pauvreté à la solidarité, il y a un chemin : La Fraternité

L’élimination complète de l’extrême pauvreté

L’élimination complète de l’extrême pauvreté dans le monde entier d’ici 2030 est l’objectif N° 1 du programme de Développement Durable de l’ONU. Or, notre bien être personnel n’est-il pas lié à celui des autres ? Force est de constater les inégalités grandissantes venant perturber les conditions de la croissance économique en portant atteinte à la cohésion sociale et en augmentant les tensions politiques et sociales. L’Europe sociale et la protection sociale sont deux voies d’action politique des citoyens en Europe en vue de créer un environnement favorable à la réduction de la pauvreté.

Pour autant, il reste à l’initiative locale, individuelle et collective à prendre toute sa place dans une politique de solidarité, de manière à dépasser le stade de l’exigence morale ; si l’amélioration matérielle et morale de la condition humaine constitue une grande ambition qui vient éclairer notre volonté de transformation sociale, alors il nous faut rassembler tous ceux qui conçoivent la solidarité comme une voie d’engagement dont ils veulent témoigner.

En France, la devise de la République inscrite dans la Constitution est Liberté – Égalité – Fraternité

Le fait est que les combats pour la liberté et pour l’égalité sont venus éclairer les siècles qui nous précèdent et transformer nos sociétés ; mais aujourd’hui, la lecture de notre journal suffit à nous rapporter les faits de violence et d’injustice qui rendent l’accès au travail, à l’éducation, à la culture, marqué par l’incertitude et la précarité grandissante. Le ressentiment qui en résulte inspire de multiples formes de colère et d’extrémisme dans une existence d’où le sens semble s’être absenté. Ne faut-il pas nous engager plus résolument et plus explicitement dans la voie de la fraternité pour éclairer le nouveau pacte de travail et celui de la citoyenneté de notre XXIème siècle ?

Passé le temps de l’état des lieux de la pauvreté et de la compréhension des multiples formes de la vulnérabilité, il nous revient d’ouvrir la voie et de proposer des pistes d’action. Par cette période de gros temps et pour fixer le cap de notre navigation, il nous faut rassembler les ingénieurs, les investisseurs et les philosophes et nous organiser en équipage autour de notre volonté d’être à la fois attentifs aux autres et d’en prendre soin autant que de besoin.

Le Laboratoire de la Fraternité

Le Laboratoire de la Fraternité, dans son baromètre de la fraternité 2025, nous apprend que 8 Français sur 10 se sentent responsables d’aider les autres, même en dehors de leur entourage proche ; 72 % d’entre eux estiment que la fraternité renforce le sentiment de sécurité et à 83 % qu’elle améliore la santé mentale.

S’agissant de savoir qui agit pour la fraternité, 73 % des Français estiment que les associations agissent suffisamment en la matière, 62 % citent les services publics, 57 % l’école,5 6 % les collectivités locales, mais ils ne sont que 36 % à considérer que les citoyens eux-mêmes agissent suffisamment en faveur de la fraternité.

De tels chiffres montrent qu’il y a un défi à relever, à savoir que la fraternité peut devenir une responsabilité partagée entre institutions, entreprises, associations et citoyens.
Le Laboratoire de la Fraternité formule trois proposition concrètes que je reprends à mon compte pour ouvrir des pistes de dialogue et d’action :

Proposition 3

Mettre en système les relations entre les acteurs mentionnés ici, en créant des relations entre eux. Il peut en être ainsi à l’occasion d’une grande rencontre annuelle pour faire de la fraternité un levier d’innovation sociale

Proposition 4

S’engager en activant son « 1 % Fraternité » ; cela revient à consacrer 1 % de son temps, de ses compétences et de ses ressources à des actions solidaires.

Proposition 5

Se mobiliser en appliquant des socio gestes de fraternité, comme on peut le faire avec des écogestes en relation avec la transition environnementale et climatique.

À propos de la mise en système, j’ai moi-même inventé une fête il y’a plusieurs années, dans le cadre de responsabilités professionnelles exercées dans le domaine de l’immigrations, sous la forme d’un concert annuel pour la fraternité au cours duquel des musiciens de talent et d’origine culturelle différente, se rencontraient et dialoguaient musicalement en référence au Jazz. Ce rendez-vous annuel a été institutionnalisé au travers de multiples éditions à partir d’un évènement déclencheur : la signature d’un « appel commun pour la fraternité » que j’avais rédigé et porté à la signature de nombreuses personnalités associatives, politiques, et du monde du travail, de l’éducation, du sport et de la culture.

Je prolonge mon propos de quelques propositions supplémentaires inspirées du baromètre de la fraternité et de travaux de la Fondation Jean Jaurès (20).

Proposition 6

Prendre l’engagement simple et accessible de consacrer 1h à 2h par mois à une action de solidarité locale et de proximité. Ce peut être la visite à une personne isolée, l’accompagnement d’un jeune dans une activité de son choix, etc…

Proposition 7

Une fois par mois, se consacrer à un temps collectif et convivial, comme donner un coup de main à un voisin, se retrouver autour d’un café ou organiser un moment d’échange.

Proposition 8

Organiser un temps intergénérationnel consacré à la découverte culturelle ou à la pratique de la cuisine pour partager un repas.

Ainsi le Laboratoire de la Fraternité fonctionne-t-il en rassemblant une vingtaine d’associations engagées ensemble pour promouvoir la fraternité comme moteur du lien social. On peut aussi mesurer l’intérêt de telles initiatives dans un contexte politique et social marqué par la perte de confiance dans les institutions et dans les personnes qui exercent des responsabilités.

Passer de l’attitude éthique à la recherche de l’efficacité politique

Passer de l’attitude éthique à la recherche de l’efficacité politique n’est-ce pas là mettre en accord nos paroles, nos engagements et nos actes pour affronter utilement les situations de pauvreté ?

Est-il possible de passer de l’éthique du care à une politique de la fraternité ? Cette politique a à s’incarner dans les politiques publiques qu’il nous faut réussir à coconstruire. C’est là une incitation à agir dans le sens de la fraternité au moment où le sentiment du risque de devenir pauvre progresse, au même titre que celui du déclassement, de l’isolement relationnel et de la relégation territoriale lorsque les déserts médicaux s’étendent et que les services publics s’éloignent.

La fraternité apparaît comme un facteur favorable à la régénérescence de l’Etat social, en aidant à surmonter les tensions sociales, culturelles, générationnelles.

Ainsi, une politique de la fraternité déployée à l’école peut-elle être l’occasion d’un apprentissage de l’empathie, de l’écoute et de la meilleure compréhension de l’autre, dans un esprit de bienveillance et de coopération.

La fraternité peut également constituer un axe de réhumanisation des dispositifs de solidarité réduits à une fonction distributive de prestations. Ainsi, la période Covid nous a-t-elle appris à redécouvrir la dimension profondément humaine et l’utilité sociale d’intérêt général de multiples métiers jusqu’alors insuffisamment valorisés et injustement en manque de reconnaissance sociale.

Ne peut-on enfin, penser que la fraternité a à voir avec le défi de la transition écologique et climatique, voire de la révolution numérique, comme un ensemble d’opportunités de redécouverte du lien intergénérationnel par lequel le sentiment de fraternité et l’attitude fraternelle viennent donner une nouvelle dimension à la politique de cohésion et de solidarité nationale.

Les axes politiques de la fraternité peuvent donc concerner :

  • L’apprentissage de la relation à l’autre à l’école ;
  • L’encouragement à créer des liens générateurs de rencontres fraternelles ;
  • L’action de revalorisation des métiers du lien social et du soin ;
  • Le soutien aux prises d’initiatives fraternelles, par exemple au niveau communal, qui serait le 1er niveau des politiques publiques, et qui seraient susceptibles d’être financées et amplifiées par l’Etat.

Cette politique de la fraternité qui affronte globalement les multiples formes de la pauvreté et de la vulnérabilité, vise donc aussi à lutter contre notre ignorance et l’invisibilité des plus fragiles ; bien au-delà de l’assistance et du secours, il s’agit pour nous de refonder la solidarité qui permet de vivre dignement par-delà les difficultés quotidiennes. Ainsi pourrons nous dépasser cet antique constat formulé par Plutarque : « Le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques ».
En la matière, nous avons encore beaucoup à faire.

BIBLIOGRAPHIE
(1) Journal Le Monde – 31 août 2024- Pascal Brice, Adeline Hazan
(2) INSEE – Edition 2024 – Revenus et patrimoines des ménages
(3) Anastasia PANOPOULOU – Confrontation Europe
(4) Georg SIMMEL – Le pauvre
(5) Eurostat – statistiques de la pauvreté subjective -octobre 2024
(6) Pierre BOURDIEU – La misère du monde – 1993 – Le sens pratique (1980)
(7) Serge PAUGAM – La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté (1991)
      – Les formes élémentaires de la pauvreté (2005)
      – Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales (2007)
(8) Nicolas DUVOUX : Les politiques sociales (2010)
      – La vie morale des pauvres (2020)
      – Sociologie de la pauvreté (2021)
(9) Robert CASTEL – Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat (1995)
      – L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ? (2003)
      – La montée des incertitudes : travail, protection, statut de l’individu (2009)
(10) Esther DUFLO – Leçon inaugurale au Collège de France : Expérience, science et Lutte contre la pauvreté (presque) 15 ans après
      – Lutter contre la pauvreté
      > Tome 1 Le développement humain (2010)
      > Tome 2 La politique de l’autonomie (2010)
      Esther DUFLO – ABHIJIT BANERJEE- Repenser la pauvreté – 2012
(11) Didier DUBASQUE – Écrire pour et sur le travail social -inernet-18/09/2023
(12) BRAY R. DE LAAT M. GODINOT, X. UGARTE, A. WALKER (2019) – Les dimensions cachées de la pauvreté – Montreuil – Edition Quart Monde
(13) CREDOC-Cahier de recherche N° 348-décembre 2019-SOLEN BERHUET, PATRICIA CROUTTE, JEANNE DE BARTHES, SANDRA HORBIAN- Tous autonomes et Vulnérables à la fois -Etat des lieux des publics fragiles – Colloque du 16 décembre 2022 – CREDOC-Institut vulnérabilités Résiliences
(14) Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques -DREESFrance-les dossiers de la DREES N° 127- 29/01/2025
(15) Rapport DRAGHI : Pervenche BERES – Comment allier ambitions stratégiques de l’UE et économie sociale de marché ? Fondation Jean Jaurès-10 mars 2025 – Jérôme BROUILLET -La grande conversation-7 novembre 2024 : 3  faux amis, 2 oublis
(16) Vie publique-26 AVRIL 2024-Compétitivité de l’UE : un marché unique européen à Renforcer
(17) Assemblée Nationale-Compte rendu de la commission des affaires étrangères -22 mai 2024 -compte rendu N° 57
(18) Journal Le Monde-31 janvier 2025-Virginie MALINGRE-La « boussole » de l’UE pour renouer avec la croissance
(19) CEVIPOF – SCIENCES PO- 16 février 2025- Baromètre de la confiance politique
(20) Fondation JEAN JAURÈS – 19/11/2024 – Olivia FORTIN, Guillaume HERMITTE,Tarek GHEZALI : Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux maires leur pouvoir de fraternité

MICHEL CARON | ADMINISTRATEUR DU THINK TANK FRATERNITE

Le 19 avril 2025