Par Jean Lacau Saint Guily | ORL et cancérologue, ancien chef du service d’ORL de l’hôpital Tenon, APHP. Codirecteur du département de recherche en éthique biomédicale du collège des Bernardins. Professeur émérite à Sorbonne Université. Membre de l’Académie nationale de chirurgie.

On entend beaucoup parler de la difficulté croissante d’accès aux soins dans notre pays. On ne fait pas qu’en entendre parler : on la vit. Le diagnostic qui court dans la bouche des politiques, des médias et des réseaux sociaux est qu’il faut donner plus de moyens à l’hôpital, et que le problème se résoudra. Les économistes de la santé et les gestionnaires qui tiennent les cordons de la bourse ajoutent à cela qu’il faudrait mieux s’organiser, en réduisant les hospitalisations conventionnelles et les mutualisations, toujours plus optimales. C’est en réalité une lecture erronée de la situation, car plusieurs éléments confluent vers cette raréfaction de la ressource sanitaire, que la crise Covid-19 a aggravée sans la créer. Où sont les infirmières ? Où sont les spécialistes ? Où sont les généralistes ?

Une cause morale

Beaucoup de professionnels se sont confrontés avec la pandémie de Covid-19 à une interrogation sur ce à quoi ils consacrent leur vie *1. Un jeune qui décide de s’orienter vers un métier de soin fait ce choix parce qu’il veut donner un sens à son existence en se consacrant à l’aide de son prochain souffrant, par l’acquisition de savoirs ; pour pouvoir soigner avec compétence, soulager, atténuer les souffrances, être aux côtés de son frère humain, et guérir même. Il y a certes bien des différences entre le parcours d’un chirurgien cardiaque dans une grosse structure hospitalière et celui d’une aide-soignante dans un hôpital rural mais, fondamentalement, ils partagent une certaine idée du service rendu à l’autre par le truchement du corps soignant sur le corps malade.

Les uns sont certes mieux payés que les autres et jouissent d’une plus grande reconnaissance sociale, mais il n’empêche que, désormais, des chirurgiens cardiaques comme des aides-soignantes décident d’aller faire autre chose de leur vie. Beaucoup de médecins, d’infirmières et d’aides-soignantes ont quitté l’hôpital, et la crise Covid a joué un rôle de révélateur de la frustration des soignants : des professionnels sont partis pour garder des chèvres, vendre des livres, devenir mercière, à la place de cette pratique pourtant si essentielle qu’est l’exercice de la médecine.

Il convient de s’interroger sur ce qui fait que l’exercice de ce métier peut devenir insupportable jusqu’à devoir le quitter, quand tant de médecins blanchissent par ailleurs sous le harnais, reculant l’âge de leur retraite à la demande de leurs patients qui, sans eux, verraient s’étendre sans cesse le désert médical français. On continue de colporter l’idée selon laquelle c’est parce que l’hôpital manque de moyens que les professionnels ne sont pas assez payés… et que, si on leur donnait quelques dizaines, quelques centaines voire quelques milliers d’euros de plus, on résoudrait le problème de l’hôpital et de la médecine, en leur rendant en outre le feu sacré. Erreur et illusion, que de réduire à cela la réflexion sur la santé publique. Ce qui fait douter d’eux-mêmes les professionnels de la santé, c’est une crise morale, liée à l’écart croissant entre le projet personnel de venir en aide à son frère humain et l’industrie que constitue la santé. La médecine réduite à sa technologie et à des prestations segmentées, soumise à une succession de process d’optimisation industrielle, nomenclaturée en actes : voilà qui constitue la cause de la dépression de ses professionnels et de l’insatisfaction fréquente de ses usagers.

À l’hôpital ou en EHPAD, pendant la pandémie la mort de milliers de personnes survenue loin de leur environnement familial, condamné à un travail de deuil impossible, a affecté les soignants et les proches de ces patients ; tous ont gardé la mémoire d’une médecine défaillante qui n’avait pas rempli son rôle de protection et de bienveillance au nom de choix sanitaires collectifs imposés d’en haut. Ainsi la crise de la médecine et du système de santé touche massivement les professionnels, tout autant que ceux qui y recourent.

Une cause économique

On aura retenu de la crise Covid que le nombre de lits, notamment de réanimation, était insuffisant, comme celui des appareils de ventilation et de l’accès au matériel consommable. Cela fait des décennies que l’on cherche à réduire les coûts, mais c’est d’abord en réduisant les dépenses en personnels et l’offre de médecine, c’est-à-dire en réduisant à la source le nombre de médecins en activité ; c’est le fameux numerus clausus des étudiants en médecine, institué dans les années 1970, qui considérait que la réduction de l’accès à la médecine réduirait la demande des populations, notamment pour les pathologies vénielles, et que la technologie permettrait à ce nombre restreint de médecins et de soignants de faire face aux pathologies plus lourdes.

Après cinquante ans de réduction de l’admission en faculté des étudiants en médecine issus du baccalauréat, la France des villes moyennes et des campagnes se trouve dans une situation d’insécurité quantitative et qualitative ; les médecins qui acceptent d’occuper les postes hospitaliers dans les villes non universitaires sont rares et, quand ils viennent de pays étrangers, leur qualification doit être prise comme elle vient. Même dans les villes de CHU des emplois hospitaliers restent désormais vacants.

La santé est un secteur social et industriel majeur qui n’a cessé de se développer depuis des décennies : on y compte environ 1 228 000 personnes directement employées en France*2, l’Assistance publique-hôpitaux de Paris étant le premier employeur d’Île-de-France. Il s’agit d’un secteur industriel majeur grâce à la production de médicaments, de matériel médical et de consommables, et dont la croissance continue est indispensable. La médecine entre dans ce vaste système social et industriel en produisant un catalogue pléthorique d’actes, de prestations et de tarifs. La médecine, la santé, le secteur médico-social en général, les industries pharmaceutiques, les équipements médicaux, les biotechnologies innovantes ou de routine, l’industrie des prothèses et orthèses, la parapharmacie, les cures thermales, la nutrition et la diététique constituent un marché gigantesque dans les pays occidentaux dont la France ; ils font vivre des millions de personnes et contribuent à soigner des milliards d’humains. Il faut y ajouter toutes les activités de prestations logistiques et de support : transports, informatique, prise de rendez-vous, alimentation, architecture, entretien, alimentation, etc. Dans ce contexte économique, les intérêts financiers qui y sont attachés sont colossaux et la croissance est une nécessité absolue. La logique industrielle prend le pas sur tout. Le progrès est une injonction formelle.

Dans ce contexte de santé industrielle, la place et le coût des ouvriers et employés qui travaillent à son service constituent une variable d’ajustement de base. Il est impossible, sauf à la marge, de résoudre le prix de la main-d’œuvre en délocalisant l’industrie dans des pays à faible coût et à plus faibles exigences sociales ou éthiques. Les réponses à cette problématique financière et industrielle sont les économies d’échelle et la réduction de la main-d’œuvre.
L’offre de soins techniques a dû par conséquent être concentrée, centralisée, de plus en plus indifférente à la problématique de la proximité des malades. Tandis que l’accès à la médecine générale est devenu partout difficile, la médecine spécialisée de ville résiste assez bien ; mais, depuis les années 1980 à 2000, son extension technologique avec les compétences correspondantes s’est concentrée – autrement dit s’est délocalisée – dans sa version hospitalière privée ou publique dans les métropoles et les grosses villes.

Un exemple emblématique est celui des maternités de proximité : les plus petites, considérées comme inadéquates voire dangereuses, ont été fermées et remplacées par des établissements plus gros avec un plus vaste bassin de clientèle, plus éloignés pour un grand nombre de femmes mais supposés plus sûrs, plus techniques, mieux pourvus en professionnels compétents et en nombre suffisant, ces atouts compensant en théorie les inconvénients de l’éloignement. Cet ajustement géographique vise à pallier la réduction du nombre de médecins formés, et à réduire le nombre de sage-femmes et de personnels non-médecins en optimisant leur activité (pour ne pas risquer qu’ils soient inoccupés, en attendant la parturiente de proximité). Ce n’est plus le lieu de production qui est délocalisé dans un pays moins coûteux, mais les patients-clients qui sont délocalisés vers un lieu à puissance d’at- traction régionale voire nationale.

Ainsi, de vastes régions en France se retrouvent sans offre de soin technique à proximité. Dans nombre d’entre elles, l’accès à un ophtalmologiste, à un dermatologue ou à un ORL nécessite, que ce soit en privé ou en public, de nombreux mois d’attente. La désertification médicale est survenue d’une façon plus étendue sur tout le territoire national, en vastes mosaïques dispersées. Cette nouvelle organisation territoriale de la médecine s’est doublée d’une tension croissante relative à l’organisation interne des établissements : ils fonctionnent, pour exercer la permanence des soins, à flux tendu sur le personnel comme sur les approvisionnements, afin de faire face à une pression financière et économique toujours plus forte.

Une cause industrielle

Comme toute production industrielle, les métiers de la santé ont été happés par la rationalisation pour augmenter les cadences et la productivité *3. Ce qui a été fait pour l’industrie automobile dans les usines Ford *4 s’est retrouvé sous d’autres noms mais avec la même finalité (produire plus et à moindre coût) dans les hôpitaux avec les notions de « plateaux techniques » et d’« organisation des soins ».

En quoi les hôpitaux sont-ils comparables aux industries marquées par le taylorisme ? Les uns et les autres favorisent la fragmentation du travail, l’interchangeabilité des acteurs et l’économie d’échelle. Les uns et les autres portent une extrême attention aux plages horaires, au découpage du temps à la minute. Cette attention au temps relève à la fois de son optimisation marchande *5 et de son emploi comme outil de « réconciliation » de deux dimensions : les conditions de travail des soignants et la gestion de l’hôpital *6. La fiche de poste, à l’hôpital comme ailleurs, est censée exprimer pour un travailleur le cahier des charges contractualisé avec les tâches opposables.

Cette individualisation des tâches et du temps professionnel permet de séparer le temps personnel du temps consacré au travail. Mais, en ce qui concerne celui-ci, le professionnel, l’agent, doit se résoudre à être une fonction parcellisée dans la chaîne de production de soins. On s’éloigne de l’homme complet et global, soignant son égal, l’humain également complet et global, au profit d’une succession d’actions techniques ponctuelles et répétitives. À diplôme égal (ou formation validée identique), n’importe quel agent peut en remplacer un autre au sein d’un créneau d’activité, quel que soit son savoir-faire réel ou son appétence. C’est même cette interchangeabilité qui donne sa valeur industrielle au système, plus que la qualité personnelle des professionnels en tant qu’individus.

Le coût de ces ajustements a été élevé pour ceux qui œuvraient dans les métiers de soin, comme pour ceux qui devaient en bénéficier. Être ouvrier de la santé dans ce contexte industriel a changé profondément la nature du travail ; c’est une clef qui explique pour une forte part la crise du système de soins. Elle n’est pas principalement financière, ni organisationnelle, ni scientifique ou technologique ; elle est morale et spirituelle.

Il existe en France un diplôme d’infirmière. Si l’on est manager dans un hôpital, on peut considérer que toute situation nécessitant réglementairement la présence d’une infirmière diplômée d’État (IDE) est interchangeable avec une autre situation identique ailleurs dans ce même hôpital : du point de vue de la norme d’exercice, ce qui comptera est qu’il y ait une infirmière diplômée dans chacune de ces deux situations à un moment donné, et ce indépendamment du savoir-faire, de la compétence effective, de l’appétence, du souhait et de la satisfaction de chacune des infirmières.

Du point de vue de ce manager sous contrainte, peu importe ; mais c’est un des ressorts de la souffrance des infirmières dans une institution hospitalière que de se voir « déplacée comme un pion *7 », non pour son savoir-faire donc, mais pour répondre à une norme de soin. Une infirmière sera déplacée du service où elle est compétente, adéquate, reconnue et satisfaite professionnellement dès qu’il y aura avec elle dans ce même service une collègue surnuméraire (un agent de plus que ce qu’exige la norme) ; elle pourra alors pallier une absence dans un autre service dont elle ne connaît ni les pratiques ni la pathologie, et dans lequel elle sera peu utile car peu compétente, risquant de mettre en danger ses patients. La norme, toutefois, aura été respectée puisqu’une IDE sera bien là où il en faut une.

De jour en jour, cette situation se répétera, l’infirmière (ou l’aide-soignante) vivra chroniquement ce sentiment d’insécurité et d’insatisfaction, et elle ne sera pas soutenue par sa direction, laquelle a ses préoccupations propres. Les équipes médicales ne sont en général pas en mesure de soutenir une autre organisation des soins infirmiers *8, et les syndicats sont affaiblis par la nécessité de préserver, face aux directions, des marges de manœuvre salariale. Cette situation peut conduire à un syndrome d’épuisement professionnel, à la dépression, voire au suicide. Tout cela dit le profond mal-être de personnels qui n’ont pas le sentiment d’accomplir le cœur de leur travail, et qui sont incapables désormais d’en parler avec joie et fierté chez eux.

Il n’est pas excessif de dire que les personnels soignants non-médecins, infirmières ou aides-soignantes, exercent leur métier d’une façon telle que les composantes les plus qualitatives mais aussi les plus techniques de leur activité passent au second plan derrière des impératifs de traçabilité, de process, de nomenclature et de rentabilité. Au self de mon hôpital, je ne cesse d’entendre de jeunes infirmières déplorer l’attention accordée par l’encadrement supérieur à la « bientraitance ». Leur déploration, accompagnée d’une pointe d’ironie, ne porte pas sur la chose en tant que telle mais sur la traçabilité de celle-ci, qu’on leur impose sans se pencher sur le contenu qualitatif que ce mot doit recouvrir, et pis encore sans valoriser les trésors d’attention, de temps et de gentillesse que ces jeunes professionnelles déploient à l’égard de leurs patients et de leur entourage.

Je ne cesse, ici et là, d’entendre des témoignages de cette difficulté à supporter le hiatus entre leur élan spontané vers l’autre et le calibrage que les formations professionnelles ad’ hoc leur imposent. Cette modélisation de leur humanité, sa numérisation en vue d’une meilleure reproductibilité, leur paraît intuitivement fausse et pas loin d’être inhumaine. Lorsque beaucoup d’entre elles prendront plus tard la décision de quitter l’hôpital pour travailler à leur compte propre, c’est la motivation qu’elles mettront en avant : malgré toutes les contraintes de l’exercice libéral, la possibilité de vivre une relation plus immédiate et plus juste avec leurs patients constitue selon elles l’apport le plus positif à leur nouvelle situation professionnelle – bien avant de parler de leur gain financier, pourtant significatif.

La rentabilité inégale des spécialités

Certaines spécialités médicales attirent davantage les praticiens et suscitent un plus grand intérêt auprès des institutions (les hôpitaux, les cliniques) qui les accueillent. D’autres sont moins attractives. Les agences régionales de santé n’ont pas la capacité d’assurer sur l’en- semble du territoire une planification des activités et une répartition régulière des spécialités.

N’obtenant pas de rendez-vous dans des délais raisonnables, l’usager se rend aux urgences, où il s’expose à de nombreuses tribulations. D’abord, de longues heures à attendre avant d’être examiné. L’hétérogénéité qualitative et de proximité territoriale est réelle, mais toute la France souffre.

Les urgences sont un mode d’entrée dans la médecine hospitalière et dans la médecine tout court pour une partie des Français, d’autant plus que les dispensaires gratuits disparaissent. C’est là que se rend la population non informée, non connectée, n’ayant pas les liens Internet efficaces, n’ayant pas de médecin traitant, la population « périphérique », même quand elle vit dans les métropoles. Ce n’est pas une population qui connaît la prévention, la détection, qui fréquente le pédiatre pour son enfant ou le dentiste pour soi-même ; c’est une population dépourvue de médecine du travail, de liens avec des personnes bien informées. Il n’y a pas de médecins dans ces familles, ni de personnel de santé. C’est quand survient un symptôme incontournable, une douleur très vive, comme une occlusion abdominale ou un saignement important, qu’ils arrivent aux urgences.

Dans certains départements français, les urgences sont, pour des malades atteints de cancer, le mode de prise de contact privilégié avec le système de santé. Ainsi les cancers des voies aéro-digestives supérieures concernent en partie des personnes souffrant d’addictions alcoolo-tabagiques lourdes, ayant fréquemment, en outre, des histoires personnelles marquées par une altération des liens professionnels, sociaux et familiaux. L’hôpital est alors pour eux à la fois le lieu de la prise en charge médicale complexe de ces tumeurs et celui de la reconstitution des liens rompus par la vie.

Ces malades, souvent isolés, logés et vivant dans la précarité, trouvent auprès des personnels de santé l’attention et le professionnalisme nécessaires à leur reconstruction psychologique et à leur resocialisation *9. L’hôpital joue ici pleinement son rôle holistique de soin et d’assistance sociale. Les histoires de ces patients se prêtent mal aux processus d’optimisation du circuit, d’ambulatoire, de durée moyenne de séjour (DMS) courte, de rentabilité. D’autant que, bien souvent, ces personnes ne retourneront pas travailler, ne reprendront pas une place productive dans la société.

En termes industriels, ceux de la productivité et du rendement, les médecines produites ne sont pas égales. Certaines rapportent davantage, d’autant qu’elles sont « one-shot » (un acte sec, aussi technique soit-il, avec un environnement bien déterminé et un nombre restreint de personnels bien rémunérés, acte aux suites bien réglées après lequel le patient est vite opérationnel) ; elles seront volontiers privilégiées par les établissements privés mais aussi publics.

D’autres médecines nécessitent une succession de séquences différentes, faisant alterner des actes techniques très qualifiés et bien rémunérés et des actes de soins moins qualifiés et moins rémunérés ; l’exemple en est la cancérologie, que l’on ne peut réduire à ses composantes techniques et financièrement valorisées, industriellement rentables. Une cancérologie réduite à des prestations, à des segments, à une juxtaposition d’actes, une cancérologie productiviste, techniciste, serait en revanche inhumaine car elle passerait à côté de cette prise en charge exigeante, qui nécessite de bons techniciens mais aussi un soutien de tous les instants, une dimension existentielle du malade qui joue sa vie.

Les soins que l’on appelle « de support » et qui sont, dans toutes les maladies chroniques, absolument indispensables, comportent des aspects multiples qu’une liste d’actes et de prestations, aussi longue soit-elle, ne décrira qu’incomplètement. Énumérons ces soins de support : dispositifs d’annonce, coordination des soins, traitement de la douleur, nutrition et diététique, assistance et dispositifs sociaux, transports, kinésithérapie, ergothérapie, orthophonie, soins d’escarre, stomathérapie, psychothérapie, réhabilitation prothétique, soins dentaires, art-thérapie, soins d’onco-esthétique, support spirituel, éducation thérapeutique, aides aux aidants familiaux…

On comprend que cette liste non exhaustive correspond à un certain nombre de professionnels médecins ou non-médecins, à un certain nombre d’actes faisant éventuellement l’objet d’une tarification, que ces actes peuvent permettre aux patients et à leur entourage de mieux faire face à la maladie et aux conséquences de ses traitements, mais qu’il existe une grande inégalité de l’accès à ces soins, fournis variablement par les établissements hospitaliers, par les professionnels de ville, et que l’ensemble de ces actes ne peut jamais répondre totalement à la demande. La notion de « désert médical » devient ici vertigineuse.

L’organisation des parcours de soin

Cette organisation implique en principe une répartition de la charge des soins entre l’hôpital spécialisé et la ville. Les hôpitaux spécialisés, produisant des soins très techniques, privilégient des hospitalisations courtes. Le relais de ces actes devrait optimalement être assuré loin de ces hôpitaux centralisés et à proximité du domicile du patient. La délivrance des soins de support cités plus haut a vocation à s’effectuer au plus près du domicile du patient.

La notion de « réseaux de soins de proximité » a été développée depuis une quinzaine d’années. Elle peine à répondre à la demande. Celle d’ « aidants familiaux » est imposée de plus en plus par les faits : ce sont les membres de la famille du malade qui se trouvent dans l’obligation de participer de plus en plus à ce relais sans évidemment l’avoir cherché. Ils acquièrent là une compétence réelle et apportent un soutien indispensable aux patients, mais le coût financier et personnel, notamment en termes de temps passé, dépasse souvent les capacités de ces familles malgré le soutien que la société cherche à fournir à travers les différents dispositifs (réseaux de soins) et les associations.

Les conséquences de la rationalisation

Les temps post-Covid nous font passer d’une offre large dans tous les domaines à une offre restreinte voire à une pénurie. De façon visible, la santé ne fait que rejoindre d’autres champs de notre vie quotidienne : alimentation, transports, énergie. La crise sanitaire trouve aussi ses ressorts dans un changement de la relation au travail chez les professionnels qualifiés qui l’exercent.

Continuer à diagnostiquer le malaise de la médecine et les difficultés d’accès aux soins sur l’ensemble du territoire comme la conséquence d’une insatisfaction financière des individus, une insuffisance de moyens pour les structures, un déficit d’organisation efficace pour le fonctionnement, ne fera que prolonger cette crise. Le désir de rationaliser la productivité des prestations de soin, l’objectif de gagner de l’argent avec toutes les activités liées à la santé selon une vision exportatrice et industrielle de la médecine aboutira aux conséquences suivantes :

1. L’hôpital public généraliste n’aura aucune chance de survivre. Ce sera un lieu de prestations low cost, minimalistes, mal servi par des professionnels interchangeables, souvent indisponibles, plus ou moins compétents, mais indifférents à la nature particulière de leur métier, ou désespérés par les conditions qui leur sont offertes.

2. Les structures spécialisées privées ou publiques continueront d’exercer une médecine de vitrine, dans des créneaux précis voire de niche, éventuellement rentables, mais ne répondant qu’en partie aux besoins de santé publique à cause de leur rareté et de leur dispersion sur le territoire.

3. Les plus modestes n’y trouveront pas leur compte. Les plus engagés des professionnels de santé, aidés par les nouveaux philanthropes, recréeront à terme les dispensaires et les hôpitaux pour les pauvres.

4. La médecine sera de plus en plus concentrée : présente dans les métropoles régionales ou nationales, et absente dans la France périphérique.

5. L’élément discriminant le plus important sera, pour les patients, l’information sur les professionnels et sur les structures où se présenter pour être correctement soigné.

La recherche du sens

Je reviens à la nature du travail lié à la santé. Certains parmi ceux qui l’exercent le font probablement par hasard, par opportunité, parce que la vie et leurs illusions de départ les ont conduits là et qu’ils y sont restés. Ils s’y ennuient en attendant les vacances et en pestant contre leur faible paie.

On pourrait dire qu’ils y ont échoué dans les deux sens du terme : enlisés là, ils n’ont pas trouvé les ressources pour partir ailleurs et trouver une situation professionnelle plus conforme à leurs aspirations, s’ils en ont ; ils ont échoué aussi car leur vie professionnelle est un échec si elle ne leur permet pas un accomplissement personnel.

D’autres ont choisi ce domaine professionnel parce qu’il favorise le recours à une technicité moderne ; la multiplication de ces profils que favoriserait l’exercice au cours des années de formation des médecins et des soignants aggravera la conception exclusivement techniciste de la médecine et l’insatisfaction de beaucoup de soignants et de soignés. Mais beaucoup encore cherchent, par goût des autres, une façon de se mettre à leur service. De façon moins explicite, c’est ce que recouvre l’attraction pour la médecine et les métiers de santé que les jeunes expriment souvent très tôt.

Quoi qu’il en soit, les métiers de soin sont difficiles, exigeants et globalement peu rémunérés. Les ajustements sur les conditions de travail s’avèrent depuis toujours nécessaires ; la ligne de crête est étroite entre la qualité des soins, le juste accueil des patients et le respect de la vie personnelle des soignants qui seule permet de durer dans ces métiers.

Les uns se dépensent sans compter, les autres sont comptables de tout et « font le job » aux heures de bureau. Les uns quitteront ces métiers s’ils le peuvent, quelles que soient les conditions d’exercice de l’hôpital, celles de maintenant ni plus ni moins que celles d’avant. Mais ceux qu’attache la mission médicale, qui consiste à venir au secours de l’autre, y verront la possibilité de rendre service en faisant un métier moderne et intéressant ; tous ceux-là se trouvent les plus sensibles à la dégradation de l’hôpital liée à son industrialisation. Ils deviennent, on l’a dit, les travailleurs invisibles de l’hôpital. Cette invisibilité tient à ceux qui dirigent la structure mais ne voient plus ceux qui y exercent, ces travailleurs dont le système considère qu’ils peuvent être déplacés, remplacés, modifiés, brutalisés au fond, sans que la nature des prestations hospitalières en soit changée. Cela aboutit à une diminution des professionnels accessibles et des étudiants qui se tournent vers ces métiers.

La crise couvait depuis longtemps mais il y aura eu un avant et un après-Covid : le métier qu’ils exerçaient avait montré ses limites. Plus encore les structures de soin dans lesquelles ils l’exerçaient se sont révélées à bien des égards inadéquates ou maltraitantes, générant par leur organisation même des dysfonctionnements dans la prise en charge des personnes malades et une insatisfaction chronique dans toutes les classes sociologiques de soignants.

Le désir de rationaliser la productivité des prestations de soin, l’objectif de gagner de l’argent avec toutes les activités liées à la santé selon une vision exportatrice et industrielle de la médecine ramènent la médecine à ce que rencontrent beaucoup de filières professionnelles : la perte du sens… et ce qui en résulte, à savoir le désir de professionnels qualifiés de chercher ce sens ailleurs, en quittant un métier qui ne répond plus à leurs aspirations.

 

1. J. Ellul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, La Table ronde, « La Petite Vermillon », 2013.
2. « Professionnels de santé en France : quelle densité médicale ? » (chiffres 2019), Vie publique, consultable en ligne
3. Fr. W. Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines (1911), traduit de l’anglais par J. Royer, Dunod et Pinat, 1912.
4. H. Ford, Ma vie, mon œuvre (1922), traduction anonyme, préface de
V. Cambon, Payot, 1925.
5. D.-R. Dufour, Le Délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour (2014), Pocket, « Agora », 2018, p. 92-101.
6. F. Vincent, Rationaliser la gestion par le temps. L’autre histoire de l’hôpital public, Sociologie du travail, vol. 63, 2021/2.
7. Cette locution ainsi formulée est sans cesse reprise lorsque, sur des blogs ou des forums, des infirmières décrivent leur quotidien dans les établissements. Voir par exemple le site infirmiers.com, ou celui du Conseil international des infirmières.
8. La tripartition entre personnels médecins, non-médecins (dont infirmiers) et administratifs s’est accompagnée d’une triple hiérarchie jalouse de ses prérogatives, avec un dispositif supposé permettre une intégration, pilotée à niveau supérieur (directorial assisté de médecins et de cadres infirmiers). Dans les faits, chacun fonctionne dans son silo, loin du vieux concept de « service », lieu d’intégration des métiers et des générations, mais sur lequel pesait le poids rédhibitoire du « pouvoir médical ».
9. Voir J. Lacau Saint Guily, « Pour une bioéthique de la fragilité », La Croix, 12 mars 2018.

 

Jean Lacau Saint Guily | ORL et cancérologue, ancien chef du service d’ORL de l’hôpital Tenon, APHP. Codirecteur du département de recherche en éthique biomédicale du collège des Bernardins. Professeur émérite à Sorbonne Université. Membre de l’Académie nationale de chirurgie.

Le 5 novembre 2024