Par MICHEL CARON | Administrateur du Think Tank FRATERNITE
La mort de Robert Badinter m’inspire d’abord un profond silence, celui d’une solitude immense et d’une absence sans retour. Une grande voix de notre temps s’est tue.
Mais il me faut témoigner aussi, par-delà ce silence. L’homme que j’ai rencontré sur le chemin de mes engagements était une autorité morale de portée universelle. Sa parole était forte, en portant à son plus noble niveau les arguments du cœur et de la raison : l’écouter inspirait et faisait grandir.
Il fut impopulaire et violemment attaqué ; la droite le combattait, l’extrême droite le haïssait. Conscience de notre temps, juste parmi les justes, il s’est dressé courageusement, résolument et avec méthode, contre l’esprit de vengeance dont il fallait protéger la justice. Il a œuvré aussi, aux côtés des militants, contre les briseurs d’humanité et tous les extrémistes qui violent le principe et l’engagement universel de l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains ; c’était un homme des Lumières et un humaniste conséquent.
Il était écouté et respecté au-delà de nos frontières nationales, tout en apportant sa contribution décisive à l’avènement d’une justice internationale. En cela, il est le digne continuateur de l’œuvre de René Cassin, dont on connaît le rôle déterminant dans l’écriture et le vote de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 à Paris.
Ainsi, c’est en 1986 que la ratification du protocole N°6 de la Convention européenne des droits de l’homme vient interdire le rétablissement de la peine de mort.
Robert Badinter fut un grand Ministre de la justice. En tant qu’homme d’Etat, il s’est pourtant dressé contre la raison d’Etat au nom de laquelle l’Etat prétend disposer du pouvoir de vie et de mort sur l’individu, fût-ce au nom de la justice. La « raison d’état » n’a-t-elle pas conduit en des temps difficiles, à justifier l’usage de la torture ? Et ce que nous a montré le spectacle de l’Histoire, c’est que les dictatures ont toutes eu recours à l’exécution capitale comme instrument de pouvoir. Le droit à la vie et à la sécurité de l’être humain est absolu et ne saurait relever des circonstances dans son application. Ainsi, l’abolition de la peine de mort en France, en 1981, vient-elle s’inscrire dans l’Histoire de notre pays, comme un grand moment de la vie politique française, inspiré de prédécesseurs illustres tels Lepeltier de Saint Fargeau, Victor Hugo, Albert Camus, Léon Gambetta, Georges Clémenceau et Jean Jaurès.
Affrontant la tendance majoritaire de l’opinion publique, la force du grand homme vient ici éclairer le chemin de l’Histoire, à l’inverse de ceux qui ne s’engagent qu’en suivant les sondages d’opinions du moment. Et si « l’abolition est un choix moral », il a à s’incarner politiquement.
Ce lien nécessaire de la morale et de la politique est demeuré présent comme un fil conducteur de mes engagements. Au-delà de l’aspiration au silence dans ce jour de tristesse infinie, me revient le souvenir de ma rencontre avec Robert Badinter ; elle m’a profondément marqué. Il avait invité Amnesty International à la Chancellerie ; j’en étais le vice-président de la section française à l’époque. Nous étions quatre autour de la table et je l’entends encore introduire nos échanges qui durèrent deux bonnes heures : il rappelle alors que la peine de mort est abolie, que la Cour de Sûreté de l’Etat, les tribunaux permanents des forces armées et les quartiers de haute sécurité sont supprimés ; il s’intéresse à la situation des objecteurs de conscience devant le service militaire et s’interroge : « Comment pourrais-je être utile maintenant ?».
J’étais impressionné par la simplicité et la force du propos ; le fait est que les juridictions d’exception lui ont toujours paru dangereuses pour la séparation des pouvoirs et le respect de l’état de droit. L’expérience et les rapports d’Amnesty International venaient amplement illustrer et confirmer un tel état de choses, avec son cortège de situations où se mêlaient les jugements inéquitables, le non-respect des droits de la défense, l’arbitraire, la persécution, les exécutions extra judiciaires, les « disparitions », et la volonté d’étouffer la liberté d’expression. Notre engagement, c’était de défendre et de faire libérer les prisonniers d’opinion, de dénoncer et de lutter contre la torture et de faire progresser la cause de l’abolition de la peine de mort.
En bref, nous défendions des personnes contre les violations des droits de l’homme : les Chefs d’Etat et leurs exécutants n’aimaient pas du tout voir arriver sur leur bureau nos lettres, nos « actions urgentes » et nos rapports annuels ! Il nous fallait appliquer « la loi du tapage » pour vaincre l’oubli qui guettait les prisonniers d’opinion et les victimes de la torture.
De ce jour-là, je retiens particulièrement nos échanges sur les victimes de la torture. Quand nous parvenions à les identifier et à les défendre, puis à les arracher aux geôles de leurs tortionnaires, comment pouvions nous organiser et améliorer leur accueil et leur retour à la vie ?
Certes, nous avons appris de l’expérience, qu’il fallait organiser des conditions d’accueil et un environnement médical spécialisé, pour permettre à ces victimes de la torture de « revenir à la vie ». Les médecins se sont bien mobilisés à nos côtés, mais il fallait convaincre les autorités et les institutions d’aménager des conditions adaptées d’accueil et de soins. Je pense que Robert Badinter a joué un rôle discret et efficace dans ce domaine ; il est demeuré très à l’écoute et très proche des grandes organisations de défense des droits de l’homme. Il lui arrivait aussi de s’assoir à nos côtés, avec son plateau repas, lors de nos assemblées générales. Il nous écoutait.
Ainsi Robert Badinter a-t-il eu une action déterminante pour protéger l’être humain de toutes sortes de dérives du pouvoir politique et de l’opinion publique. Au-delà de l’abrogation de lois d’exception, il a œuvré pour tenter d’humaniser la condition pénitentiaire et la réinsertion des détenus, tout en faisant progresser l’attention et le soutien porté aux victimes, ainsi qu’à leur défense.
La dépénalisation de l’homosexualité est une autre illustration de son action et d’un progrès majeur d’humanité et de respect de la dignité humaine.
Je retiendrai aussi un évènement si peu médiatique mais si important pour la protection des personnes face à la toute-puissance de l’Etat : c’est le décret qui permet au simple citoyen de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, dont les décisions s’imposent à la justice française.
Dans les batailles menées par Amnesty International, et dans la clarté de l’œuvre de Robert Badinter, j’y ai retrouvé cette exigence de vérité dans l’engagement politique qui en éclaire sa finalité tout autant que le choix des moyens, et qu’incarna auparavant Pierre Mendès France.
Robert Badinter voulait également tenir ensemble le respect du droit, l’exigence de la morale, et la volonté politique : c’est là un message d’une grande actualité.
Au plus profond de lui-même, affrontant la mort de son père et d’une partie de sa famille, victimes de la persécution des Juifs par les nazis aidés par le régime de Vichy, Robert Badinter a eu ce mot : la vie est plus forte que la mort. Il nous revient de témoigner, et de mener les batailles d’aujourd’hui : contre l’antisémitisme rampant ou ostentatoire, et pour le respect du droit à la vie, à la sécurité et à la dignité de tout être humain. Je pense aussi aux immigrés et aux réfugiés d’aujourd’hui et de demain.
Il faut lire les livres de Robert Badinter et les donner à lire à nos enfants et nos petits enfants : sur la peine de mort, sur la défense des libertés, mais aussi son « Théâtre » qui me rappelle Camus et Sartre : ainsi, le procès pour homosexualité d’Oscar Wilde, les derniers jours du ghetto de Varsovie, et le dialogue imaginaire entre Bousquet et Laval qui vit ses dernières heures. Il faut lire aussi «Vladimir Poutine, l’accusation ».
L’universel demeure une exigence de notre temps et un idéal commun pour lequel il faut continuer d’agir, de prendre la parole, et de témoigner. Parce que la vie est plus forte que la mort.
MICHEL CARON | Administrateur du Think Tank FRATERNITE
Le 18 février 2024