Par Christian QUEYROUX | Administrateur du Think Tank Fraternité | Directeur d'Hôpital honoraire | Ancien Secrétaire Général de l’EHESP

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut surtout pas s’y prendre de manière violente… Il suffit de créer un conditionnement collectif en réduisant de manière drastique le niveau et la qualité de l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. »

« Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations matérielles, médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste… que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. »

Gunther Anders l’Obsolescence de l’homme 1956

L’apprentissage de la Fraternité commence à l’école

Dans la perspective de la Conférence Nationale sur le Handicap qui se tenait le 26 avril 2023, un collectif d’associations avait préparé un argumentaire faisant le bilan de la mise en œuvre de la démarche d’école inclusive inscrite dans les textes nationaux loi 2013-595 du 8 juillet 2013 et loi 2019-791 du 26 juillet 2019, mais également dans l’Agenda Éducation 2030. Un engagement des Nations Unies visant à transformer l’éducation afin de la rendre ouverte à tous, inclusive et de qualité, adopté à l’unanimité par les 193 états membres en 2015. Il se donne plus globalement un objectif excessivement ambitieux de bannissement de la pauvreté à la même échéance.

Ce dernier texte inclus non seulement les situations de handicap mais tous les facteurs qui rendent vulnérables les enfants et les adolescents et qui peuvent compromettre leur parcours scolaire, qu’il s’agisse de facteurs familiaux, économiques, culturels, linguistiques.

Dans cette perspective, il convient que les efforts pour faire société dans notre République commencent dès les premiers apprentissages si l’on veut éviter que les prédictions de Gunther Anders ne se réalisent.

Pour ce faire, les éléments d’analyse ne manquent pas. Nombre d’études internes au monde de l’éducation et de l’enseignement ou réalisées à l’échelle d’un pays ou d’un ensemble de pays sont disponibles qui toutes mettent l’accent sur les vulnérabilités constituant autant de raisons pour lesquelles les parcours scolaires de nombre d’enfants et d’adolescents se révèlent chaotiques.

La vulnérabilité des élèves scolarisés en France

Face à cette situation la France semble très en retard sur nombre de ses partenaires européens comme l’établissent différentes études :

  • PISA, Programme International de Recherche en Lecture Scolaire (PIRLS),
  • Trends in Mathematics and Science Study (TIMSS) qui ont montré que la France est l’un des pays de l’hémisphère Nord les plus inégalitaires sur le plan de l’éducation si l’on considère l’ampleur du lien entre la position sociale et culturelle des élèves et leurs acquis à 15 ans. (C. Marsollier L’attention aux vulnérabilités des élèves Berger Levrault)

En d’autres termes bien que l’égalité des chances soit un des principes fondateurs du service de l’Education Nationale, la réalité serait toute autre.

En analysant cette situation à travers ce qu’il appelle « le prisme » des vulnérabilités Christophe Marsollier conclut qu’en France 6 à 7 millions d’élèves, sur les 12 781 000 qui fréquentent l’ensemble du système scolaire public et privé, enseignement général et technique, seraient en situation de grande vulnérabilité passagère ou durable.

De surcroît la répartition de ces 6 à 7 millions d’enfants et d’adolescents sur le territoire n’est pas homogène.

L’Atlas des Risques Sociaux réalisé par le Centre d’études et de Recherche sur les Qualifications (CEREQ) en 2016 pointe une répartition très inégalitaire.
Les zones les plus affectées par les risques après les départements et territoires d’Outremer sont la périphérie des grandes villes, la région parisienne (IDF), les Hauts de France et les Bouches du Rhône.

Dans ces territoires, dans de nombreux établissements, le taux d’enfants ou d’adolescents en très grande vulnérabilité atteint 80 à 90 %.
On peut utilement se reporter à l’Atlas des risques sociaux d’échec scolaire paru en 2011 et à la carte des zones à risques d’échec scolaire.

Dans l’ouvrage déjà cité de Christophe Marsollier (voir supra) de nombreux éléments relatifs aux perceptions de l’école par les élèves sont très éclairants sur les situations de vulnérabilité. Il écrit notamment « l’élève que l’on blesse est un élève que l’on risque de perdre »

Face à cette situation de quels moyens dispose l’Education Nationale pour tenter de réduire les risques ?

Quantitatifs :

Selon les statistiques 2021 du Ministère de l’Éducation Nationale les effectifs France (DTOM compris) étaient d’environ : 900 000 enseignants dont 45% dans le primaire et 55% dans le secondaire

Autres catégories :

  • 120 000 AESH (Assistant d’éducation d’enfants en situation de handicap)
  • 60 000 AED (Assistant d’éducation)
  • 12 000 CPE (Conseiller principal d’éducation)
  • 28 000 Infirmiers
  • 3 500 Psychologues scolaires
  • 2 800 Assistants sociaux
  • 850 Médecins

Si l’on considère les élèves en situation de vulnérabilité (6 à 7 millions) pour les seules catégories spécialisées des psychologues, AESH, assistants sociaux, CPE, infirmiers, et à supposer qu’ils se consacrent exclusivement aux élèves en situation de vulnérabilité, on obtient :
223 650 agents pour 6 à 7 millions d’élèves soit 3,7 à 3,1 agents pour 100 élèves.
Il convient d’ajouter que cette répartition doit être affinée par académie et par secteur pour véritablement mesurer les moyens dont peuvent bénéficier les élèves les plus en danger.

L’ensemble des ressources consacrées à l’Education Nationale et à l’Enseignement Universitaire et à la Recherche représentaient plus de 102 milliards en 2020 dont 74 pour la mission d’enseignement scolaire.

Le coût moyen par élève cette même année 2020 était de 6 980 euros par élève dans le premier degré et de 9 850 euros par élève dans le second degré.

La part des dépenses consacrées à la mission d’enseignement pèse déjà très lourd dans les finances de l’Etat, pour autant il semble que cet effort n’obtienne pas nécessairement les résultats attendus.

Par-delà le montant des dépenses qu’en est-il de la qualité des formations reçues

Les enseignants sont-ils bien formés pour faire face aux besoins des élèves ?

A titre d’exemple voici ci-dessous les résultats d’une enquête européenne relative à la qualité de la formation perçue par les enseignants eux-mêmes :

Notons que les questions ne visaient pas les formations spécifiques pour accompagner des élèves en grande vulnérabilité.
Les élèves en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire étaient de 212 450 selon les chiffres 2021 du Ministère de l’Education Nationale (sources RERS 2022, DEPP, OCDE Regards sur l’éducation 2021) .

Christophe Marsollier dans l’ouvrage cité écrit notamment (page 102) : « Les investissements précoces et combinés dans les politiques d’éducation, de santé et de la famille, notamment en direction des milieux défavorisés, sont très rentables à moyens et longs termes pour la société ».

Il ajoute (page 139) que :
« Parmi les nombreuses compétences et les vertus de l’enseignant qui lui permettent de créer avec les élèves une relation de qualité, l’attention aux différents types de vulnérabilités (cognitive, physique, affective, sexuelle, psychosociale, etc…) propres à leur condition enfantine ou adolescente constitue un socle de professionnalité indispensable pour construire une relation contenante ».

Qu’il soit permis de poser les questions suivantes :

Qu’en est-il en réalité de la capacité des enseignants de faire face à ces exigences ?

Leur recrutement est-il de nature à sélectionner des personnes elles-mêmes aptes à affronter le défi de la transmission des savoirs dans les conditions évoquées ci-dessus ?
On peut se permettre d’en douter à la lumière des séances de « speed-dating » organisées à l’initiative du nouveau Ministre pour tenter de pallier le manque d’attractivité du métier d’enseignant. Est ce en s’affranchissant d’une procédure plus solide que l’on peut espérer attirer les candidats adéquats ?

Le contenu et la durée de leur formation sont-ils adaptés ?

Outre les résultats exposés ci-dessus, la lecture du document élaboré par Claudie Rault Inspectrice de l’Education Nationale intitulée « En Europe et ailleurs les enseignants débutants face aux besoins éducatifs particuliers de leurs élèves », confirme que des besoins ne sont pas couverts (Cairn-Info : Reliance2005/2 no16 pages 67 à 74).

L’auteur indique dans un paragraphe intitulé « Construire une personnalité professionnelle, la faire évoluer, la développer » :
« Dans une activité de formation, il ne faut pas se contenter de développer une compétence pointue dans le domaine disciplinaire et didactique, il est aussi nécessaire de construire une sensibilité et une intelligence relationnelles ». 

« L’enseignant est une personne dont l’expérience vécue est à la fois singulière et multiple. Valoriser sa singularité dans la communauté éducative est un enjeu au sens où, comme le souligne Edgar Morin, « la relation à autrui est inscrite virtuellement dans la relation à soi-même ». En effet, la prise en compte des besoins éducatifs particuliers dépend de la façon dont les besoins de l’enseignant lui-même seront considérés lors de sa professionnalisation. Reconnaître sa singularité dans le cadre de la formation, c’est accepter l’idée que son expérience conditionne la façon dont il va investir son métier et lui permet de développer une personnalité professionnelle ».

« Cette reconnaissance induit une posture en miroir qui développe un regard ouvert à la diversité et à la singularité. Elle suscite des pratiques qui facilitent l’adéquation entre l’aide apportée aux élèves et les besoins qui sont réellement les leurs. La possibilité offerte aux enseignants, dans le cadre de cette étude, de participer à une recherche-action s’est inscrite dans cette perspective. Elle leur a permis de bénéficier d’un accompagnement personnalisé, de recevoir une aide conforme à leurs attentes et de construire des compétences qui répondaient réellement à leurs besoins ».

« Une telle démarche semble constituer un outil de formation par excellence car elle engage chaque enseignant, de façon singulière, dans une dynamique de développement de sa personnalité professionnelle ».

Leur rémunération, son évolution et leur parcours professionnel sont-ils susceptibles d’attirer ceux qui sauraient faire face aux difficultés décrites ?

En ce qui concerne la rémunération, une étude récente de l’économiste Lucas Chancel (janvier 2022) démontre de manière scientifiquement non contestable la dégradation de la situation.

Il convient d’ajouter que la baisse de la valeur du point d’indice au regard de l’inflation aurait fait perdre à un enseignant 24% de pouvoir d’achat entre septembre 2000 et septembre 2023 sur la partie la plus importante de son traitement. (Source UNSA Education Nationale).

Alors que faire?

Premier poste de dépense de l’Etat, l’Education, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ne semble satisfaire ni ses responsables, ni ses personnels ni les élèves qui leurs sont confiés, ni leurs familles.

Ce constat a été établi au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat en février 2022.

Il y est notamment indiqué :

D’UNE LOI POUR L’ÉCOLE DE LA CONFIANCE À UN QUINQUENNAT MARQUÉ PAR LA DÉFIANCE”

« Le renforcement du respect envers l’institution scolaire ainsi que l’instauration d’une relation de confiance entre la société et l’école étaient au cœur des ambitions du ministre. Cet objectif n’a pas été atteint.
Seulement 4 % des professeurs des écoles considèrent que leur métier est valorisé par la société et moins d’un Français sur deux estime que l’institution scolaire est efficace dans la transmission des savoirs fondamentaux.
La relation entre les personnels de l’éducation nationale et leur ministre est fortement dégradée. La multiplication des injonctions (vademecum, « guides », foires aux questions) sont autant de circulaires déguisées qui brident l’autonomie des établissements publics locaux d’enseignement et la liberté pédagogique des enseignants.”
(Rapport d’information n° 543 (2021-2022) de Mme Annick BILLON, M. Max BRISSON et Mme Marie-Pierre MONIER, fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, déposé le 23 février 2022).

S’agissant d’envisager d’apporter une contribution aux tentatives déjà nombreuses de réformes jamais terminées, ni vraiment évaluées qui caractérisent la conduite des affaires publiques dans notre pays comme le constatait déjà en 2007 Jacques Bougault professeur à l’ENAP de Québec (cahier du plan : «Comment conduire le changement dans le secteur public ? » page 16) à propos de la France : « Voilà un pays où la prolifération de textes normatifs semble contraster avec la faiblesse des changements concrets observés», quelle pourrait être la spécificité des acteurs qui accompagnent les personnes en situation de handicap et plus particulièrement toutes celles qui doivent pouvoir suivre un cursus scolaire ?

Peut-être précisément de mettre leur expérience dans l’accompagnement de ces catégories d’élèves à la disposition de l’Education Nationale pour aborder de manière globale la personnalisation des parcours scolaires et la mutualisation des savoir-faire nécessaires à l’amélioration à la fois des conditions d’exercice des professionnels et de prise en charge de ceux qui leurs sont confiés par la collectivité nationale.

Christian QUEYROUX | Administrateur du Think Tank Fraternité | Directeur d'Hôpital honoraire | Ancien Secrétaire Général de l’EHESP

Le 7 juillet 2023